Bordeaux en stéréoscopie
Vous est-il déjà arrivé de voir Bordeaux en double, hormis les suites d’une soirée trop arrosée ? Non ? Eh bien préparez-vous à vivre une expérience unique aux origines de la 3D, qui vous replongera dans un Bordeaux parfois totalement disparu, de la seconde moitié du XIXe siècle aux années 1950. Grâce à une base de données exceptionnelle, accessible à tous, je vous propose de (re)découvrir de façon insolite vos propres souvenirs d’enfance ou ceux de vos aïeux avec une sélection de vues stéréoscopiques de Bordeaux.
Qu’est-ce que la stéréoscopie ?
La stéréoscopie connut un véritable engouement dans la seconde moitié du XIXe siècle. Inventé en 1838 par le physicien anglais Charles Wheatstone, le procédé fut commercialisé par l’opticien français Jules Duboscq en collaboration avec l’écossais David Brewster. Sa première présentation publique date de l’Exposition universelle de 1851, à Londres, durant laquelle Duboscq aurait exposé la technique à la reine Victoria en personne.
Jusqu’à cette époque, les vues stéréoscopiques étaient obtenues à l’aide d’un seul appareil que l’on déplaçait afin de réaliser deux prises de la même scène sous des angles légèrement différents. La mise sur le marché en 1893 de l’appareil à double objectif, dont l’écartement correspond à celui des yeux, vint progressivement faciliter le processus pour le grand public. Une fois tirées sur papier, les épreuves, mesurant environ 10 x 10 cm, sont contrecollées sur un support cartonné appelé carte. Certaines vues stéréoscopiques peuvent se présenter sous la forme de plaque de verre. C’est là qu’intervient le stéréoscope, un instrument disposant de deux lentilles (l’une pour l’œil gauche, l’autre pour l’œil droit) qui permet de restituer l’illusion du relief et de la profondeur. Par conséquent, la stéréoscopie n’est ni plus ni moins que le plus ancien procédé de 3D connu !
Le succès fut immédiat en raison des formats réduits des vues stéréoscopiques, moins coûteux à produire. Leur usage se répandit à l’international dès les années 1850 avec la création de grandes maisons spécialisées dans les épreuves photographiques, les vues topographiques ou encore la reproduction d’œuvres d’art, à l’instar de Duboscq & Soleil ; Gaudin, Ferrier & Soulier ; ou encore Braun en France. Nous pourrions y ajouter la maison Alinari Editori Fotografi, fondée à Florence en 1852, toujours en activité : son catalogue comptait déjà quelque 70 000 clichés en 1880 ! Quant à la London Stereoscopic Company, dont la devise était « Pas un foyer sans stéréoscope », son fonds était déjà riche de plus de 10 000 vues en 1856.
La diffusion des vues stéréoscopiques fut également assurée par un réseau de distribution prodigieusement efficace. Les cartes étaient aussi bien vendues chez les photographes, les libraires, les marchands d’estampes, que dans les gares ou les hôtels. Les scènes de genre, parfois composées en atelier, ou les nus, souvent féminins et licencieux, figuraient parmi les sujets prisés par les amateurs.
Les photographies « instantanées » avaient également la cote : en effet, les dimensions modestes des épreuves autorisaient une réduction du temps de pose au profit de la netteté.
Mais la stéréoscopie était tout particulièrement appréciée pour les vues topographiques ; elle se muait alors en outil de découverte et de connaissance du monde à moindres frais dans les salons bourgeois, la carte postale n’ayant fait son apparition qu’aux alentours de 1890.
À la fin du XIXe siècle et jusque dans les années 1930, la mise au point d’appareils photographiques simplifiés permit d’étendre encore la pratique à un large public. De très nombreux clichés furent alors pris dans la sphère privée et familiale. Ce vif intérêt dura par-delà la Seconde Guerre mondiale, l’usage tombant progressivement en désuétude avec l’apparition des jeux vidéo puis d’internet.
La Stéréothèque : voyage dans le Bordeaux disparu
S’il est encore aisé de se procurer des stéréoscopes à un prix modique, comme ceux proposés par la London Stereoscopic Company, les bases de données entièrement dédiées à la stéréoscopie ne sont pas légion. C’est la raison pour laquelle le travail des équipes de la Stéréothèque mérite d’être salué.
La Stéréothèque est une base de données patrimoniale qui recense près de 15 000 vues stéréoscopiques du monde entier, issues de collections publiques ou privées — la moitié étant directement accessible sur internet. En outre, il s’agit d’une plateforme collaborative : chacun peut contribuer à son développement en signalant ses propres collections ou en indexant les images. Exemple concret : si vous tapez « indéterminé » dans la barre de recherche en haut de la page d’accueil, apparaîtront quelque 200 vues de villes ou de paysages à la localisation problématique.
Ce projet est mené par le Comité de liaison de l’Entre-deux-Mers (CLEM) et par Archéovision, un laboratoire spécialisé dans l’usage de l’imagerie 3D pour des projets de recherche en sciences humaines et sociales.
Les vues de Bordeaux sont intéressantes à plus d’un titre. D’une part, elles permettent de documenter les usagers de la Stéréothèque sur des édifices qui ont aujourd’hui disparu. D’autre part, elles témoignent de l’engouement pour la stéréoscopie en tant que source d’instruction et de divertissement jusqu’au milieu du XXe siècle. Sur l’aimable invitation de Lucie Blanchard, médiatrice culturelle au CLEM, j’ai donc sélectionné pour vous quatre vues stéréoscopiques de Bordeaux diffusées une à une sur les réseaux sociaux du Bordographe (Facebook et Instagram) chaque jeudi du mois de mai.
Toutes ces vues sont également disponibles en version anaglyphe : vous pourrez en percevoir le relief à l’aide de simples lunettes à filtres bleu et rouge. Néanmoins, il est possible qu’une anomalie de la vision, même légère (myopie, strabisme…), vous en empêche. Prêts ? Notre voyage dans le temps commence !
Les fontaines des allées de Tourny
Les allées de Tourny constituent l’une des opérations d’embellissement de Bordeaux au XVIIIe siècle, intimement liées à l’activité maritime grandissante. Désireuses d’afficher leur prospérité, les élites de la ville y ont fait édifier de beaux hôtels particuliers aux façades ordonnancées.
Cette promenade, l’une des plus appréciées des Bordelais depuis sa création, fut initiée en 1743 par l’intendant Louis Aubert de Tourny à la lisière du glacis du château Trompette. Elle était à l’origine plantée d’ormeaux et des tilleuls de Hollande, malheureusement abattus sous la Restauration. La physionomie du lieu changea de nouveau en 1857 avec l’installation de deux fontaines monumentales aux extrémités des allées. Sculptées par Mathurin Moreau, primées à l’Exposition universelle de 1855, elles étaient formées d’une vasque soutenue par des divinités marines et des putti dans une célébration des fleuves, des rivières et de leurs affluents.
À peine un siècle après leur inauguration, les fontaines de fonte furent retirées des allées de Tourny en vue de la construction d’un parking souterrain. Mais leur entretien ayant été jugé trop coûteux, elles ne furent jamais réinstallées : l’une se trouve aujourd’hui à Soulac-sur-Mer ; l’autre en face de l’hôtel du parlement de… Québec ! Cette dernière fut offerte à la population en 2007 pour les 400 ans de la fondation de la ville. Mais comment est-elle arrivée là ? Tim Pike, auteur du blog Invisible Bordeaux, a mené l’enquête sur les péripéties traversées par ces fontaines.
À cause du rehaussement des façades au XIXe siècle et des chalets-barnums-tentes qui viennent régulièrement encombrer leur terre-plein, les allées de Tourny ont quelque peu perdu de leur majesté originelle…
Les serres du Jardin public
Les grandes serres du Jardin public furent construites en 1859 par l’architecte municipal Charles Burguet. Rasées depuis les années 1930, elles avaient pour fonction d’abriter des spécimens exceptionnels, dont un vanillier géant de plusieurs dizaines de mètres de longueur ! Je vous invite à (re)lire l’article consacré aux curiosités végétales du Jardin public pour en savoir plus.
La rue Sainte-Catherine
La rue Sainte-Catherine est l’axe nord-sud qui coupe en ligne droite le centre historique de Bordeaux, entre le cours de l’Intendance et la place de la Victoire. Mais jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, seule une portion de cette voie portait le nom qu’on lui connaît aujourd’hui ; en outre, elle était prolongée par d’étroites et sinueuses ruelles au-delà de la place Saint-Projet. L’intendant Tourny fit procéder à la régularisation de l’ensemble, l’aspect actuel de la rue ayant pris forme dans les années 1850. Cœur de l’activité marchande de Bordeaux, la rue Sainte-Catherine, devenue piétonnière en 1976, présente quelques belles maisons classiques parmi d’intéressants échantillons d’architecture commerciale. Au premier rang desquels l’ancien grand magasin des Dames de France (1903), remplacé par les Galeries Lafayette en 1985 (à droite sur la vue stéréoscopique).
Sur le modèle du Printemps de Paris, l’architecte Ruben Dacosta a conçu un décor luxueux afin de séduire la clientèle : colonnettes de fonte, statues, frise de lave émaillée à l’extérieur ; escalier théâtral desservant les galeries superposées à l’intérieur (disparu). Sur la vue qui vous est présentée, la façade sur la rue Sainte-Catherine est pourvue d’un auvent qui n’existe plus.
Quant à la pharmacie, à gauche, elle se maintient grâce à ses prix bas connus des Bordelais (#BonPlan). Et troublante similitude : la ville de Montréal compte également une rue Sainte-Catherine, qui abrite la plus grande concentration de magasins du Canada !
Procession de jeunes communiants
La cathédrale Saint-André fut jadis le théâtre de grands évènements historiques : le mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec le futur roi de France Louis VII s’y tint en 1137, de même que l’union entre Louis XIII et Anne d’Autriche en 1615. De plus, cet édifice occupait une place prépondérante dans la vie politique de la cité sous l’Ancien Régime. D’une part, les vassaux du roi d’Angleterre — et duc d’Aquitaine — y étaient réunis pour la cérémonie de l’hommage. D’autre part, les maires et les jurats (l’équivalent du conseil municipal) y étaient solennellement proclamés après leur élection à l’église Saint-Éloi.
Sous le poids de ses quelque 2 000 ans (selon la légende, la cathédrale aurait été fondée au Ier siècle par saint Martial), peut-être y avez-vous accompli votre communion solennelle comme les jeunes gens ci-dessus ? Ils portent un costume sombre agrémenté d’un brassard blanc au bras gauche et d’une casquette. L’aube blanche unisexe viendra remplacer cette tenue à partir de 1955. Cependant, la symbolique de cet événement religieux, encore incontournable dans la première moitié du XXe siècle, demeure : le renouvellement des promesses de baptême et le passage de l’enfance à l’âge adulte pour les jeunes catholiques d’une douzaine d’années.
Et vous, conservez-vous des vues stéréoscopiques de Bordeaux ou d’ailleurs ? Si tel est le cas, les équipes de la Stéréothèque se feront un plaisir de considérer votre collection. N’hésitez pas à signaler un nouveau fonds ou à contribuer à la description des images !