Félix Arnaudin (1844-1921) a consacré sa vie à fixer le souvenir de la « Grande Lande », avant qu’elle soit presque entièrement vouée à la culture du pin maritime. Folkloriste, ethnologue, linguiste, historien, écrivain, il arpenta pendant cinquante ans les chemins de sa lande natale pour constituer la mémoire polymorphe d’une civilisation agro-pastorale en voie de disparition. Mais Arnaudin fut aussi un photographe infatigable, auteur de milliers de négatifs sous verre, dont le musée d’Aquitaine présente une sélection dans une exposition consacrée à l’œuvre photographique de ce « guetteur mélancolique ».

La Grande Lande qui s’en va

« Il n’y a pas de pays, qui, en France, ait été plus dédaigné. On faisait plus que de le dédaigner, on le méprisait. » Amer portrait que brosse Félix Arnaudin, né à Labouheyre, d’une Grande Lande aussi démunie que riche de sa propre culture. Lorsqu’Arnaudin voit le jour, en 1844, le paysage est encore émaillé de taillis, de fabriques et de moulins mettant à profit les rares cours d’eau. Quelques forêts primitives de pins gemmés, les sègues. Des étendues marécageuses ou desséchées que se partagent bergers, coupeuses de bruyères, pêcheurs de lagunes, bouviers. Et bien souvent « le grand désert (…) sans chemin ou peu s’en faut », qui provoque chez Arnaudin, homme timide au caractère mélancolique, une véritable fascination.

Il a treize ans lorsque Napoléon III impose par la loi du 19 juin 1857 le drainage des landes et la mise en culture de ces nouvelles terres asséchées. Extirper des sauvages faméliques des griffes d’un marais pestilentiel, c’est ainsi que la propagande impériale, puis républicaine, justifie une entreprise aux visées principalement économiques. Progressivement recouvert par une gigantesque forêt de pin maritime et traversé par le chemin de fer, le Sahara français devient une terre non plus de pâtres, mais de forestiers et de résiniers.

« Que de choses aimées dont chaque jour emporte un lambeau ou qui ont déjà disparu et ne sont plus qu’un souvenir ! La lande elle-même, par-dessus tout, où flottait, lointaine, à demi éteinte, d’autant plus grande dans son silence, la lente complainte du pâtre ou du bouvier perdus au vague de l’espace, et aussi, tant douce à ouïr au voisinage des parcs taciturnes, la fraîche cantilène des coupeuses de bruyère, vibrant dans la torpeur de ses pâles vesprées d’arrière-saison. (…) Maintenant, la lande n’existe plus. », écrit Arnaudin en 1912.

Viscéralement attaché à ce « désert magnifique » qui s’en va, il décide, à l’approche de ses trente ans, d’en constituer une mémoire visuelle. C’est là un des paradoxes d’Arnaudin : ses protestations contre le progrès sont servies par une technique éminemment moderne, la photographie, qu’il choisit pour ses qualités documentaires.

Il s’initie à cette nouvelle pratique dans les années 1874-1875, notamment auprès de Louis Alphonse Davanne, président de la Société française de photographie. L’œuvre photographique d’Arnaudin aborde quatre thèmes principaux : les paysages ruraux, les portraits, l’architecture vernaculaire et religieuse, les travaux saisonniers et domestiques. En revanche, il exclue toute référence à la modernité (dont la plantation des pins) et aux rites sociaux, religieux ou familiaux. Avec son premier matériel, il immortalise Labouheyre et ses environs, l’un de ses sujets favoris, avant d’élargir son champ d’exploration à toute la Grande Lande landaise et girondine.

Un incorrigible rêveur… et un travailleur acharné

Réaliser une épreuve photographique en 1874 n’est pas donné à tout le monde : le matériel est lourd et le cadrage est évalué, à l’envers, sous un voile noir. Arnaudin applique lui-même le collodion sur ses plaques de verre avant d’opter à partir de 1881 pour des plaques prêtes à l’emploi au gélatino-bromure d’argent. Malheureusement, certains tirages originaux, aujourd’hui très dégradés en raison de la qualité insuffisante du papier, ne peuvent être présentés au public. Arnaudin n’a de cesse d’améliorer sa technique, en dépit de sa situation d’« amateur, dans un pays perdu, sans relations à Paris » ; la correspondance qu’il entretient avec fabricants de matériel et autres spécialistes le prouve.

Son perfectionnisme obsessionnel le conduit ainsi à tenter plusieurs dizaines d’essais ou de variantes (lumière, cadrage, optique) pour une même photographie. Voire à reproduire des reconstitutions semblables à différentes périodes de l’année, des années durant. Car la plupart des scènes de genre qu’Arnaudin photographie sont effectivement des mises en scène, comme les Fileuses à Maroutine : les modèles sont payés pour endurer de longues séances de pose, leurs attitudes et leurs gestes dirigés.

Ses repérages donnent lieu à des notes écrites, parfois illustrées de croquis grâce auxquels il compose ses images de bout en bout. Il n’est jusqu’aux outils, aux accessoires et aux meubles qui ne soient méticuleusement agencés ! Pourtant, la raideur des modèles induite par cette volonté d’idéalisation le préoccupe constamment. Il tente de raccourcir les temps de pose à l’aide d’émulsions photographiques plus rapides, mais, insatisfait, il poursuit ses mises en scène très posées

Certaines d’entre elles revêtent même une ambition didactique, dont les Lavandières. Chacune des modèles est affairée à une étape précise de cette tâche harassante : l’une lave le linge pendant qu’une autre le bat, qu’une troisième s’apprête à le rincer, et ainsi de suite jusqu’à l’essorage. Magie de la photographie : étant donné la longueur des temps de pose, les visages de ces femmes n’affichent du coup ni fatigue ni souffrance.

En comparaison, ses portraits jouent sur un dépouillement presque brutal : modèles assis ou en pied, dans une mise sobre, toujours en extérieur, parfois devant une simple toile tendue en guise de décor. Arnaudin considère ces clichés comme annexes par rapport à son œuvre photographique ; ils sont réalisés à la demande ou en remerciement d’un service rendu. Cependant, ils nous frappent encore aujourd’hui avec une force toute particulière, car ils reflètent davantage l’image que ces Landais veulent donner d’eux-mêmes, endimanchés pour l’occasion.

Entre 1874, début de son apprentissage photographique, et 1921, année de son décès, Arnaudin a réalisé plus de 3 000 négatifs sous verre, dont la majeure partie est conservée au musée d’Aquitaine, à Bordeaux. En parallèle d’un travail photographique pourtant considérable, Arnaudin entend aussi collecter le patrimoine oral de la Grande Lande. Porté par l’utopie de la nature originelle, il transcrit des archives, recueille des volumes entiers de chants et de proverbes, traduit des contes. Ses découvertes sont consignées dans d’innombrables cahiers, registres, dictionnaires ou répertoires d’une exhaustivité maniaque. Un travail de titan pour un homme qui se définit comme un « rêveur sauvage » !

La Grande Lande aux générations futures

Seules cinq photographies d’Arnaudin sont reproduites de son vivant dans un recueil de chants populaires, son perfectionnisme repoussant indéfiniment la publication de ses travaux. Travaux sur lesquels il garde parfois le secret, peut-être par timidité. Ou par jalousie : il se méfie des professionnels mieux formés que lui, et préfère renoncer à une image plutôt que d’être copié.

Ruiné par son entreprise photographique, Félix Arnaudin s’éteint dans la pauvreté et le désespoir. Il n’a jamais atteint de son vivant le statut d’érudit considéré auquel il aspirait. Et dire qu’il était sûr d’avoir échoué dans le grand œuvre qui justifiait son existence : recréer l’univers de la Grande Lande dans le monde de l’art…

Pour en savoir plus

Mise à jour du 1er avril 2016 : l’exposition Félix Arnaudin, le guetteur mélancolique est présentée à l’écomusée de Marquèze jusqu’au 5 novembre 2017.

La version numérisée du fonds Arnaudin conservé au musée d’Aquitaine (plaques de verre et tirages originaux) est disponible sur le site du musée (rubrique Collections > Rechercher une œuvre).

Félix Arnaudin, imagier de la Grande Lande (coll.), L’Horizon chimérique, 1993 (les citations en italique reproduites dans l’article sont issues de cet ouvrage)