Les aventuriers des hauteurs
Dans un précédent article, nous avions redécouvert la vogue des bains publics à Bordeaux au XIXe siècle. Aujourd’hui je vous propose d’aborder un autre aspect insolite de l’histoire de la ville : les débuts de l’aéronautique à Bordeaux, des premières montgolfières expérimentées avec plus ou moins de succès, jusqu’à l’exploit accompli par l’aviatrice française Maryse Bastié sous le pont transbordeur (aujourd’hui disparu). Décollage imminent : attachez votre ceinture et relevez votre tablette !
Premières montgolfières à Bordeaux
Le 5 juin 1783, Étienne et Joseph Montgolfier, papetiers à Annonay (Ardèche), utilisent la force ascensionnelle de l’air chaud pour élever dans l’atmosphère un ballon de toile et de papier mesurant 11 m de diamètre. Le 21 novembre de la même année, Pilâtre de Rozier et le marquis d’Arlandes effectuent le premier vol humain à bord d’une montgolfière équipée d’une galerie. Les montgolfières sont rapidement supplantées par les charlières, ballons à gaz inventés par le physicien Charles. Le premier « globe aérostatique » à hydrogène décolle du jardin des Tuileries le 1er décembre 1783, ledit physicien à son bord.
Ces découvertes connaissent un immense succès en raison d’un vif engouement pour les sciences chez les amateurs de la bonne société du XVIIIe siècle. Le ballon est à la fois symbole du progrès scientifique et de la rencontre entre les élites éclairées et le peuple. Immortalisées par la peinture ou l’estampe, les démonstrations se multiplient sur les boulevards et les promenades publiques — jusqu’aux salons aristocratiques. Les braves aéronautes se voient même distingués par le pouvoir royal : les frères Montgolfier sont anoblis et leurs travaux salués par l’Académie des sciences.
En quelques mois, l’aérostation devient une mode en Europe, d’abord en Italie. Le 25 février 1784, la montgolfière réalisée pour l’aristocrate milanais Paolo Andreani atteint 350 m de hauteur avant de retomber dans un arbre — sans dommages pour ses trois passagers. Cependant, les provinces du royaume de France ne sont pas en reste, comme en témoignent les exploits de valeureux aéronautes bordelais.
En ce 3 mai 1784, une fébrilité palpable s’empare de la ville : Le Bordelois, aérostat de 60 pieds de diamètre, doit s’envoler du Jardin public — alors Jardin royal. Le ballon de toile peinte porte un superbe décor représentant la Ville de Bordeaux recevant la montgolfière des mains d’un zéphyr, tandis que des Titans foudroyés chutent dans l’espace. L’objet volant est également équipé d’une « gondole », vaste galerie en bois pourvue d’un fourneau à paille au centre. Deux volontaires, parmi les premiers Bordelais à tenter une ascension en ballon, sont du voyage : le docteur Frédéric Antoine de Grassi, fils d’un médecin du roi de Pologne, et le parfumeur Périer, établi place de la Comédie.
L’évènement attire une foule considérable : 4 000 personnes ont acquitté un droit d’entrée pour y assister à l’intérieur du jardin, au moins autant se massent dans les rues adjacentes ! Mais alors que l’on procède à l’allumage des premières bottes de paille, un vent violent se lève. Après avoir lutté en vain contre les rafales, l’expérience est finalement renvoyée aux calendes grecques… Au grand dam des spectateurs dépités, qui n’entendent pas quitter les lieux sans manifester leur mécontentement. La cohue entassée à l’extérieur du jardin force les barrières : le guet s’interpose, essuie des jets de pierre et fait feu. Premier mort. Le déchaînement des Bordelais redouble : dans un fracas de chaises brisées, ils rossent de nouveau le guet et poursuivent les malheureux « ballonistes » jusque dans le café du jardin. Vitres cassées, contrevents arrachés. Second mort. Le calme revient grâce à l’intervention de M. de Fumel, gouverneur du château Trompette tout proche, et de ses grenadiers.
Parmi les onze personnes arrêtées et emprisonnées, neuf sont condamnées aux galères. Les deux autres, un garçon boulanger et un garçon chaudronnier, sont exécutées le 7 mai à 6 heures du soir devant les grilles du jardin, sous les yeux d’une foule immense. Sans doute la même qui était venue assister au décollage du Bordelois à peine quatre jours plus tôt…
Le docteur Grassi, raillé dans des chansons composées pour la circonstance, ne tentera plus jamais une ascension en ballon. Quant à Périer, tout aussi moqué que son acolyte, avide de popularité, il fixe un nouvel essai au 14 mai, toujours au Jardin royal. Rebelote : un vent violent contraint le balloniste et ses assistants à remettre l’envol au lendemain. La montgolfière parvient cette fois-ci à s’élever de la hauteur d’un homme… avant de retomber pitoyablement au sol. Ce seront les aéronautes Darbelet, Dégranges et Chalifour qui parviendront véritablement à survoler Bordeaux grâce à l’aérostation, le 16 juin 1784, entre l’hôpital de la Manufacture, dans le quartier Sainte-Croix, et le couvent des Chartreux (actuelle église Saint-Bruno).
Au XIXe siècle, les lâchers de ballons feront partie, entre autres, des attractions proposées dans les lieux de divertissements populaires, tels que les domaines de Plaisance ou de Vincennes.
Maryse Bastié sous le pont transbordeur
À la fin du XIXe siècle, le seul pont enjambant la Garonne, le pont de pierre, est perpétuellement engorgé par le trafic entre les deux rives. Le projet d’un pont supplémentaire qui permettrait aux navires d’accéder sans problème au port de la Lune est envisagé dès 1890 par le maire, Adrien Baysselance. Son successeur, Alfred Daney, ne retient les plans d’un pont transbordeur conçu par l’ingénieur Ferdinand Arnodin qu’en 1894. Un pont transbordeur est composé d’une plate-forme suspendue par des câbles à un tablier élevé, à l’aide de laquelle on fait franchir un cours d’eau dans sa largeur aux voyageurs qui y sont installés. Après déjà sept ans d’hésitations sur l’emplacement du pont et sur son financement, la première pierre en est posée le 19 septembre 1910 par le président de la République, Armand Fallières, au droit du cours du Médoc.
Le cahier des charges prévoit une inauguration pour l’année 1913, soit trente mois plus tard… Or en 1914, lorsque la guerre éclate, le chantier n’en est qu’à ses balbutiements. Les ouvriers étant mobilisés, les travaux sont ralentis puis interrompus. En 1917, à l’arrivée des troupes américaines à Bordeaux pour soutenir les Alliés, seuls les pylônes sont achevés (95 m de haut tout de même). À la mort d’Arnodin, en 1924, la construction du pont est toujours à l’arrêt. Néanmoins, les premiers câbles destinés à retenir le tablier sont lancés au-dessus de la Garonne l’année suivante.
La lenteur des travaux suscite les sarcasmes de François Mauriac, qui évoque « ces pylônes qui ne supportent rien, hors parfois un oiseau de passage… ». En outre, les progrès accomplis par l’automobile rendent la conception du pont démodée : le projet est définitivement abandonné par le maire Adrien Marquet. Le pont aurait pu mourir de sa belle rouille, mais son histoire connaît un ultime soubresaut pendant la Seconde Guerre mondiale. Le 18 août 1942, à 19h15, le pylône de la rive droite est dynamité par les troupes allemandes ; celui de la rive gauche est démantelé au chalumeau. Les piles en pierre de taille sont les seuls vestiges de cet ouvrage d’art qui aurait dû être le pont transbordeur le plus long du monde (400 m).
Originaire de Limoges, Maryse Bastié s’installe à Talence, près de Bordeaux, en 1922 après son mariage en secondes noces avec l’aviateur Louis Bastié. Elle apprend le pilotage à la station aérienne de Bordeaux-Teynac (ancêtre de l’aéroport de Bordeaux-Mérignac), où son mari est moniteur. Maryse obtient son brevet de pilote à la fin septembre 1925 et prend le parti, à peine huit jours après, de tenter un exploit inédit. Le 6 octobre, donc, afin de lancer sa carrière, l’aviatrice de vingt-sept ans passe sous le câble du pont transbordeur tendu à seulement 20 m au-dessus de la Garonne ! Mais le retour à l’aérodrome, dans une épaisse brume automnale, se révèle au moins aussi épique : Maryse Bastié revient à bon port en suivant les rails du tramway à une trentaine de mètres d’altitude, sauvant ainsi son appareil et sa vie.
Cette journée mémorable marque le début d’une carrière internationale, jalonnée de records de distance et de durée à bord de son fidèle Caudron C.109. Le record de distance en monoplace entre Paris et la Russie (2 976 km) lui vaut même la croix de chevalier de la Légion d’honneur. Après avoir rivalisé d’adresse avec ses consœurs des hauteurs, dont l’aviatrice française Léna Bernstein, Maryse Bastié trouve accidentellement la mort en 1952 au cours d’un meeting aérien à Lyon.
Dans sa Vie de Maryse Bastié, le spécialiste de l’aviation Marcel Migeo rend hommage aux qualités de cette ancienne ouvrière dans une usine de chaussures, partisane de l’obtention du droit de vote pour les femmes : « Son courage, sa volonté (…) étaient légendaires, son sourire, son regard, sa gentillesse avaient laissé leur empreinte dans l’esprit comme dans le cœur de ceux qui l’avaient approchée, reçue ou rencontrée, ne fût-ce qu’une seule fois. » Inhumée au cimetière Montparnasse, à Paris, son épitaphe s’achève — non sans ambigüité — sur « l’admirable leçon d’une victoire constante de la volonté sur la fragilité » que constitue son héritage aux générations futures.
Après 3 000 heures de vol et une promotion au grade de commandeur de la Légion d’honneur pour son engagement dans la Croix-Rouge pendant la Seconde Guerre mondiale, il reste bien peu de choses de la gloire de Maryse Bastié à Bordeaux. Une rue en coude dans le quartier du Grand Parc. Sachant qu’en France seulement 6 % des rues qui portent un nom de personnalité rendent hommage à une femme, ce n’est déjà pas si mal…