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Trompette, le château (presque) disparu

Trompette, le château (presque) disparu

L’observation de Bordeaux sur la Carte générale de la France par Cassini, réserve une surprise de taille au regardeur d’aujourd’hui : une gigantesque étoile, posée au bord de la Garonne en amont du quartier des Chartrons, étend profondément ses ramifications dans une ville en plein renouveau urbanistique. Un vestige de l’Ancien Régime qui, bien après sa destruction à la chute de l’Empire, hante encore l’inconscient collectif des Bordelais : le château Trompette.

Le château Trompette, c’est d’abord un nom. Un nom improbable dérivé du faubourg Tropeyte – appellation encore plus improbable – où l’édifice fut implanté. Dans mon imaginaire de petite fille, c’était à coup sûr le repaire d’un hurluberlu patrouillant en robe de chambre sur son chemin de ronde au beau milieu de la nuit, sabre à la main. Mais pourquoi les adultes en évoquaient-ils encore le souvenir, alors qu’on le disait détruit depuis des lustres ? Il y avait plusieurs raisons à ce « devoir de mémoire » ; je ne l’ai compris que bien plus tard.

Guerre et (pas tout à fait) paix

L’appellation « château Trompette » désigne en réalité deux forteresses bâties successivement à l’angle nord-est du rempart urbain, à proximité du temple gallo-romain des Piliers de Tutelle. La première, construite sous Charles VII à l’issue de la guerre de Cent Ans, fut partiellement rasée par les partisans bordelais de la Fronde, qui l’occupèrent d’août à octobre 1649. Remise en état par l’ingénieur Pierre Conty d’Argencourt sur ordre de Mazarin à partir de 1653, la forteresse médiévale fut ensuite totalement remaniée et englobée dans la citadelle neuve (1665-1691). Cette dernière tranche de travaux eut pour conséquence le doublement de la superficie de l’édifice primitif, surtout vers les zones marécageuses faiblement peuplées qui s’étendaient au nord de la ville.

Le château médiéval constituait l’un des « quiquengrognes », ces places fortes construites à l’initiative de Charles VII après la reprise définitive de Bordeaux aux Anglais en octobre 1453. Afin d’assujettir la capitale de la Guyenne au terme de trois siècles de domination anglaise, elle fut non seulement dotée du castet Tropeyta, mais aussi du fort du Hâ (à l’emplacement de l’actuelle École nationale de la magistrature). Des ouvrages militaires en aval de Bordeaux et dans le sud de la Gascogne complétait cet écrasant dispositif défensif.

L’édifice originel occupait un trapèze de près d’un hectare. Un boulevard élevé côté Garonne commandait deux tours de défense au nord-ouest et au nord-est. Le front côté ville était bordé d’un fossé alimenté par le ruisseau Audeyole, qui se jetait dans le fleuve à peu près au niveau des colonnes rostrales de la place des Quinconces. Au milieu du front ouest, une porte royale interrompait la fausse braie. Les phases de construction du premier château Trompette demeurent mal connues des historiens de l’architecture ; en revanche, le chantier du second fort est beaucoup mieux documenté.

En vertu des conditions de paix conclues après la Fronde de 1649, le château Trompette devait être reconstruit sur ses anciennes bases, sans agrandissement. Les travaux débutèrent en septembre 1653 sous la direction de Conty d’Argencourt, dépêché par Mazarin lui-même le mois précédent. Après un premier ralentissement, dû au décès de Conty d’Argencourt en mai 1655, la lenteur du chantier justifia l’arrivée du commissaire général des fortifications, Louis Nicolas de Clerville, au printemps 1664. Il fut secondé dans sa tâche par l’ordonnateur des travaux, Nicolas Desjardins, à qui le château Trompette moderne devait une large part de son décor architectural.

En 1677, le démantèlement sur ordre de Louis XIV (aux frais de la ville !) des ruines des Piliers de Tutelle, du couvent des Jacobins et de quelque trois cents maisons, permit la spectaculaire expansion de l’emprise au sol du château Trompette grâce à l’aménagement de très larges glacis. La physionomie des allées de Tourny toutes proches s’en ressentit également au siècle suivant : pour mieux tirer au canon sur la cité rebelle, l’état-major du château Trompette exigea que la hauteur des hôtels particuliers fût limitée !

Ce second état était davantage apparenté à l’architecture civile qu’à l’architecture militaire, bien que la fonction de la forteresse restât inchangée : affermir la fidélité de la ville au roi de France. L’illustre Vauban, commissaire général des fortifications à partir de 1678, apporta même son concours en perfectionnant les réalisations et les décors de Desjardins, pourtant considérés comme des « superfluités » par le ministre Jean-Baptiste Colbert. Cependant, Vauban s’attacha davantage à protéger Bordeaux de flottes ennemies venues de l’Atlantique en « verrouillant » l’estuaire de la Gironde grâce à la citadelle de Blaye, Fort-Pâté et Fort-Médoc.

Un bijou de l’architecture militaire

Le plan d’un corps castral à six bastions et trois demi-lunes — que l’on peut observer sur la maquette du château Trompette conservée au musée des Plans-Reliefs — fut arrêté sur décision de Conty d’Argencourt. Les bastions d’angle englobaient une tour qui servait de cavalier d’artillerie. À l’intérieur, la forteresse était dotée d’un hôtel pour le gouverneur, de casernes, de corps de garde et d’une chapelle.

Mais la particularité qui hissa l’édifice parmi les plus beaux ouvrages militaires du règne de Louis XIV fut le parti d’un décor somptueux. Les portes Dauphine (1668), de la Mer (1670) et Royale (1676), respectivement situées sur les courtines nord, nord-est et sud-ouest, traduisaient la volonté de Desjardins de réconcilier architecture militaire et ornementation. Leur décor raffiné, inspiré de l’architecture civile, était constitué de colonnes soulignées par des tables de pierre, des linges et des guirlandes sculptées. Un siècle après leur réalisation, elles continuaient de faire l’admiration des architectes bordelais comme Louis Combes, qui en donna des relevés précis. La porte Royale présentait le décor le plus complexe : deux figures allégoriques de la Justice et de la Force encadraient un buste en calcaire de Louis XIV — seul vestige décoratif de cet ensemble, conservé au musée d’Aquitaine.

Inattendue dans une citadelle bastionnée, la subtilité du décor du château Trompette en faisait un véritable « bijou » selon l’architecte Claude Perrault. Alarmé par le rapport de ce dernier, Colbert écrivit aussitôt au chevalier de Clerville pour se plaindre d’une initiative « fort contraire au bon sens ». En outre, la qualité d’exécution témoignait de l’avancée des ingénieurs royaux sur les maçons locaux, peu compatible avec l’efficacité souhaitée par Colbert. Ses protestations ne sont peut-être pas étrangères au licenciement de Desjardins pour désobéissance et vice de construction en 1670… Clerville fut à son tour démis de ses fonctions au profit de Vauban, le château Trompette ayant été pris pour cible lors de nouvelles émeutes en 1675.

La Bastille bordelaise ?

Alors que le fort du Hâ assumait de prestigieuses fonctions résidentielles, le château Trompette remplit d’emblée un rôle de police et de garnison : une cinquantaine d’hommes armés y séjournait à la fin des années 1480 et au début des années 1490. Sous l’impulsion de Clerville puis de Vauban, la forteresse de Charles VII acquit une renommée en phase avec la volonté d’imposer aux Bordelais la magnificence d’un pouvoir monarchique absolu.

La situation privilégiée du château Trompette, en aval du port de mer, en fit dès le Moyen Âge un instrument idéal pour la surveillance de la route océane vers l’Angleterre et l’axe fluvial, puis routier, vers Paris. En effet, tous les navires arrivant à Bordeaux n’avaient d’autre choix que de passer au plus près de la forteresse afin d’emprunter le chenal de navigation en eau profonde. Et il était impossible de contourner l’édifice par voie terrestre, en raison de la présence de zones marécageuses au nord de la ville.

Le château Trompette répondait donc à une triple mission : forcer la loyauté des Bordelais à la couronne en surveillant la ville, maîtriser la navigation et le commerce et barrer la route à toute flotte ennemie en provenance de l’Atlantique. Mais l’urbanisation de la seconde moitié du XVIIe siècle enveloppa entièrement la forteresse : toujours appropriée à la surveillance du port, elle n’était plus à même, selon le constat de Vauban, de « réprimer les émotions soudaines d’une populace facile à prendre le feu et à se mutiner ». De plus, les flux commerciaux étaient considérablement gênés par la présence de l’imposante citadelle : celle de Charles VII avait entraîné le transfert du port vers le bourg des Chartrons ; l’agrandissement voulu par Louis XIV le repoussa encore en direction du quartier Bacalan.

Le château Trompette avait même perdu sa raison d’être avant la fin du règne du Roi-Soleil, la prospérité économique du XVIIIe siècle ayant apaisé la rancœur des Bordelais à son égard. Dès lors, le fort fut considéré par les intendants locaux comme un obstacle à la circulation entre la ville médiévale, le quartier des Chartrons — haut lieu du négoce du vin — et le faubourg Saint-Seurin. Un obstacle que quelques initiatives privées tentèrent d’adoucir : des usines, telles que la verrerie Mitchell et la faïencerie Hustin, sortirent de terre au nord du château dans les années 1730. Puis l’intendant Tourny fit aménager une promenade à la lisière du glacis (les allées de Tourny actuelles), ainsi que le Jardin public. Le premier pas, décisif, vers la démolition du château Trompette fut franchi en 1773, lorsque la ville se vit concéder des terrains destinés au futur Grand-Théâtre.

Le démantèlement ne débuta qu’en 1785 après le déménagement des militaires au fort du Hâ, mais l’état-major parvint à convaincre Louis XVI de procéder à des travaux de réfection. Peine perdue, puisque la disparition programmée de la forteresse fut à nouveau confirmée par Napoléon Ier en 1808.

Entre-temps le château Trompette s’ouvrit sans combat à la Révolution, comme le souligne l’historienne Anne-Marie Cocula, « pour tordre le cou à la rumeur qui en fai[sait] une boulangerie clandestine ou un arsenal où se fabriqu[aient] les cartouches et où se répar[aient] les canons ». À bien des égards, la citadelle aurait pu devenir la Bastille bordelaise. Point de 14 Juillet à Bordeaux, où les victimes de la Terreur furent pourtant guillotinées par centaines. L’Empire n’eut pas plus raison du château que l’Ancien Régime : ce fut la Restauration qui en vint à bout, après l’avoir transformé en dépôt d’armes. Une ordonnance royale de 1816 entérina une dernière fois sa destruction, qui reprit effectivement deux ans plus tard.

La majestueuse place des Quinconces (la plus grande de France et l’une des plus vastes d’Europe, paraît-il) occupe depuis l’emplacement laissé vacant. Fin de l’histoire ? Pas tout fait, puisque des sondages archéologiques conduits dans les années 2000 ont permis de localiser une casemate d’un bastion du château Trompette. En conclusion à sa remarquable Histoire de Bordeaux, Anne-Marie Cocula propose d’ailleurs le dégagement de ces vestiges « afin de rappeler aux Bordelais et aux nombreux touristes que la présence des fondations de cette forteresse témoigne à elle seule des combats de Bordeaux pour ses libertés ». Une entreprise qui ferait écho à La Liberté brisant ses fers, l’allégorie au sommet de la colonne des Girondins qui domine cette même place des Quinconces.

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