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Bordeaux, station thermale au XIXe siècle

Bordeaux, station thermale au XIXe siècle

Si Bordeaux a bâti sa réputation sur le négoce du vin du même nom, quelques édifices témoignent encore avec discrétion de son glorieux passé… thermal. L’aspect boueux de la Garonne dissuaderait plus d’un curiste d’en mesurer les vertus, mais la chose ne semblait nullement incongrue aux Bordelais fortunés du XIXe siècle, friands de bains de propreté et de santé. À l’heure où les stations thermales se tournent de plus en plus vers le « thermo-ludisme » afin d’élargir leur clientèle, plongeons-nous dans la vogue éphémère des établissements hydrothérapiques à Bordeaux — d’une rigueur scientifique variable.

Eau et hygiène, un duo qui ne va pas de soi

À partir de la seconde moitié du XIXe siècle, les questions d’hygiène et de santé publique devinrent une préoccupation majeure pour l’État. Le développement industriel ayant entraîné un exode rural massif, les grands centres urbains se sont étendus sans aucune planification. Au milieu du siècle, Paris concentrait à lui seul 4 % de la population française ; les plus modestes s’entassaient dans des logements de fortune bâtis sur la « zone », des terrains vagues aux portes de la capitale. Il y régnait une telle insalubrité que la tuberculose était pratiquement endémique, de même que le typhus, le choléra ou la typhoïde. Pourtant, la mise en œuvre d’une politique publique d’hygiène fut longue et balbutiante : la lutte contre l’insalubrité des logements en France ne fut officialisée que par la loi du 22 avril 1850.

L’avènement de la IIIe République, les progrès de la médecine et l’influence grandissante des courants hygiénistes favorisèrent la multiplication de mesures concrètes d’une ampleur sans précédent, telles que des campagnes de vaccination. Estampes, affiches, photographies, tous les moyens de communication étaient bons pour diffuser des « conseils hygiéniques » valables pour tous, indépendamment de la condition, l’activité professionnelle ou le lieu de vie des destinataires. L’image de la République était aussi en jeu. Par l’édition de cartes postales mettant en scène des séances publiques de vaccination, elle entendait montrer sa capacité à réagir promptement et efficacement à une épidémie.

Mais la lutte contre les maladies contagieuses n’était pas seulement l’affaire de l’État. Les pratiques individuelles d’hygiène, comme la toilette au savon, devinrent au XIXe siècle de plus en plus courantes et scrupuleuses. À partir de la monarchie de Juillet, les traités d’hygiène associèrent étroitement eau et propreté : tous les auteurs s’accordaient sur la nécessité de se laver fréquemment, voire quotidiennement pour certaines parties du corps, en lotions ou ablutions locales. Néanmoins, l’immersion totale du corps dans un bain restait exceptionnelle, héritage de plusieurs siècles de défiance à l’égard de l’eau. Les salles de bain ou salles d’eau étaient donc rares au XIXe siècle, la toilette se pratiquant le plus souvent dans la chambre à l’aide de bassines et de baquets. Seules les habitations les plus cossues comportaient une pièce entièrement dédiée aux ablutions, parfois équipée d’une baignoire.

À mesure que le siècle avançait, les soins prophylactiques à base d’eau se diversifiaient. Hydrothérapie, bains turco-romains, thermalisme, balnéothérapie : l’hygiène ne reposait pas uniquement sur la toilette. Le Second Empire lança la mode des stations balnéaires, Napoléon III lui-même étant amateur de cures. Le littoral devint un nouveau but de villégiature grâce aux vertus thérapeutiques supposées de l’eau de mer, les sites étaient nombreux et bien desservis par le chemin de fer.

Cependant, il n’était pas indispensable aux citadins de se rendre en train jusqu’aux plages basques, normandes ou bretonnes pour jouir des bienfaits de l’eau. Les établissements de bains privés se multipliaient aussi dans les grandes villes. On y prenait des bains de santé plus que des bains de propreté. Ce fut le cas notamment à Bordeaux, où la quasi-totalité de ces établissements ont été malheureusement détruits ou reconvertis.

Se soigner par l’eau de la Garonne

Depuis l’Antiquité, les Bordelais se baignaient dans la Garonne ou ses affluents. Mais cette pratique fut interdite au XVIIIe siècle par une ordonnance royale, car jugée « nuisible aux bonnes mœurs, à la sécurité et au commerce ». Cette décision entraîna la création des bains publics ; deux bateaux-bains flottants s’installèrent sur le fleuve dès 1763, face au cours du Chapeau rouge et à la place des Quinconces. Des bains orientaux virent le jour en 1799 en face du palais de la Bourse, avant d’être démolis au profit des bains des Quinconces.

Les bains des Quinconces, ouverts en 1826, constituaient le premier grand ensemble thermal de Bordeaux au XIXe siècle. Les bains déplaisaient aux Bordelais par leur style et leur vétusté. Sur l’emplacement du château Trompette, l’esplanade des Quinconces nouvellement créée présentait un agrément indéniable du fait de son étendue et de sa situation en bord de Garonne. Un certain Cambon entendait tirer profit de la clientèle élégante, convertie aux pratiques de l’hygiène, de ce quartier neuf et prospère par la construction de deux pavillons à l’extrémité des allées d’Orléans et de Chartres.

L’eau de la Garonne était acheminée dans des conduits de fonte jusqu’à un réservoir au sommet des deux édifices. Elle s’écoulait ensuite dans un bassin d’épuration avant d’être distribuée dans les baignoires. Cet ingénieux système reposait avant tout sur la fiabilité de pompes aspirantes et refoulantes actionnées par des machines à vapeur.

Strictement symétriques et identiques d’un point de vue architectural, les pavillons ont été spécialement conçus pour allier confort moderne et divertissement — en particulier les bains des allées d’Orléans, l’édifice le plus luxueux. Là, les membres du haut négoce et leurs épouses pouvaient goûter au délassement procuré par des bains ordinaires (2 F, peignoir et serviette compris) ou des bains d’étuve (5 F). Les inscriptions au-dessus des portiques des avant-corps, visibles sur la seconde vue ci-dessus, rappellent qu’hommes et femmes s’adonnaient aux joies de l’eau dans des quartiers séparés. Puis la détente se prolongeait au café-restaurant de l’établissement, géré par le propriétaire du célèbre Tortoni de Paris, ou parmi les orangers du jardin suspendu privatif. Des chambres et des appartements étaient mis à la disposition des clients qui y séjournaient longtemps.

Le pavillon des allées de Chartres, quant à lui, était davantage voué à un rôle thérapeutique : la clientèle y appréciait les bains enrichis en sels minéraux et autres « soins médicaux de toute espèce comme bains de vapeur, bains de caisses fumigatoires et d’étuves, douches ascendantes et autres ». À la fin du siècle, ces bains subirent la concurrence des bains-douches municipaux, des bains turcs, des étuves russes ou chinoises. Tombés en décrépitude, les deux établissements furent démolis en 1898, privant la place des Quinconces d’éléments architecturaux essentiels à l’équilibre de sa composition.

Douche écossaise et bonne chère

Toutefois, la pratique des bains de propreté et de santé ne disparut pas à Bordeaux avec les bains des Quinconces. Une édition de la fin du XIXe ou du début du XXe siècle du Guide illustré dans Bordeaux et les environs recensait pas moins de vingt établissements de bains chauds ou froids.

L’un des premiers instituts en France dispensant des traitements à base d’eau, appelés hydrothérapie, fut fondé en 1860 à Bordeaux par le Dr Paul Delmas, auteur du très sérieux Manuel d’hydrothérapie. Si la création des bains des Quinconces reposait sur l’opportunisme commercial, celle de l’institut hydrothérapique de Longchamps était, semble-t-il, le premier jalon d’un véritable projet scientifique. En effet, fort des résultats obtenus sur des « états morbides » soignés à l’institut, le Dr Delmas fut chargé par l’administration hospitalière de Bordeaux de la création d’un service hydrothérapique à l’hôpital Saint-André. L’installation fut créée en 1868 et traitait plus de 1 000 malades par an au milieu des années 1880 !

L’institut se distinguait des bains des Quinconces par la variété de ses « ressources balnéaires » (eau à l’état liquide, solide et gazeux) et des soins proposés (douche en pluie, en cercle, en cloche ; bains à vapeurs soufrées, iodées, arsenicales, résineuses…). Le terme « balnéaire » peut prêter à confusion, car les appareils étaient alimentés par les sources captées sur la commune du Taillan et non par l’eau de mer. Recensées dans la table des matières du Manuel d’hydrothérapie, les indications thérapeutiques de ces eaux puisées à une dizaine de kilomètres de Bordeaux ne laissent pas de surprendre : maladies aiguës ou chroniques du système nerveux, des voies respiratoires, fièvres, névroses, rage, syphilis… La liste est encore longue. Cela dit, le Dr Delmas était parfaitement conscient que l’hydrothérapie ne pouvait guérir les pathologies les plus sévères, mais qu’elle procurait un certain soulagement aux patients.

Naturellement, il est peu probable que la clinique privée de Longchamps, située à deux pas du très chic Jardin public, ait accueilli des hordes de syphilitiques sans le sou. Les patients de qualité — à en juger par leur silhouette sur les vues de l’établissement — étaient logés dans une maison de santé attenante, où « la table (était) servie avec abondance, le vin n’y (était) point proscrit. » Après une bonne douche écossaise et un repas reconstituant, les nombreux agréments du Jardin public s’offraient à eux : flâner dans le jardin des plantes, écouter un concert de musique militaire dans le pavillon de l’île… Bref, la proximité du centre-ville leur permettait de « jouir des plaisirs et des distractions, et de tous les avantages de la campagne ».

Malgré la volonté de Paul Delmas de jeter les bases d’une hydrothérapie nouvelle, l’institut fut vendu en 1901, à peine trois ans après la disparition de son fondateur, pour laisser place à l’actuel lycée Montesquieu. Soin en vogue pour les uns, ressort comique pour Georges Méliès, l’hydrothérapie fut portée par le Dr Delmas à un degré scientifique jamais égalé à Bordeaux.

Signalons enfin l’institut physique et médical du Dr Léon Réjou, à l’angle de la rue Vital-Carles et de la rue des Trois-Conils, qui prodiguait également des soins d’hydrothérapie médicale et de « véritables bains de sudation turco-romains ». Surnommé « le hammam » en raison de son architecture néomauresque, l’établissement du Dr Réjou invitait davantage le client à succomber aux délices d’un orientalisme dans l’air du temps.

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