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Bordeaux en photographie : les portes de la ville

Bordeaux en photographie : les portes de la ville

Pour l’année universitaire 2017-2018, l’association Archimuse a mis en œuvre la saison culturelle Alter-Ethno en partenariat avec le musée d’Ethnographie de l’Université de Bordeaux (MEB). Afin d’offrir un nouveau regard sur ses collections, ce projet a déjà donné naissance à de nombreux évènements depuis octobre 2017 : conférences, collectes ethnographiques, ciné-débat… Une exposition à Bordeaux, cour Mably, présentera à partir du 16 février une sélection d’objets issus des collections du MEB. À cette occasion, je vous propose de découvrir une des richesses du musée : une série de plaques photographiques représentant les portes de Bordeaux.

L’histoire de Bordeaux en photo au musée d’Ethnographie

Le musée d’Ethnographie de Bordeaux est le deuxième musée d’ethnographie le plus ancien de France, après celui du Trocadéro. Il est le seul établissement universitaire de ce type puisque ses collections, d’un haut intérêt scientifique et historique, sont conservées au sein même d’un des campus de l’université de Bordeaux.

Le musée fut ouvert en 1894 à l’initiative d’un médecin de la Marine, le Pr Le Dantec, et d’Albert Pitres, doyen de la faculté de médecine. Constituées grâce à des dons d’anciens élèves de l’École principale de santé de la Marine en poste dans les colonies, les collections étaient destinées à éclairer les cadets sur les us et coutumes de populations encore mal connues. À ce titre, l’importance du musée fut reconnue par l’État, qui lui concéda d’importantes collections alors entreposées au musée du Trocadéro (actuel musée de l’Homme) et au musée Guimet.

Mais le MEB connut une réduction de son activité à partir de 1915 en raison de la Première Guerre mondiale et de la disparition de son premier conservateur, Paul Lemaire. Puis les salles d’exposition permanentes furent peu à peu abandonnées au profit d’espaces réaménagés lors de la réhabilitation du site, en 1997.

Les collections du MEB sont composées d’environ 6 000 objets du monde extra-européen, qui concernent surtout le continent asiatique (Asie centrale, ancienne Indochine, comptoirs en Chine et en Sibérie). La vie quotidienne des pays asiatiques, africains, océaniens est ainsi connue grâce à un exceptionnel ensemble de vêtements et parures, de créations artisanales, d’instruments de musique… Ces objets, pour la plupart collectés au XIXe siècle, sont complétés par une riche documentation photographique : 12 000 photographies, dont 8 000 clichés sur plaque de verre consultables en partie en ligne.

Théodore Amtmann, pionnier de la photographie documentaire

Les photographies du MEB sont notamment le fruit de missions ethnographiques anciennes ou contemporaines. Toutefois, une partie de cette documentation concerne directement la ville de Bordeaux : sont consultables en ligne un album relatif à la faculté de médecine en 1900 et quelques clichés de la clinique dentaire en 1910. Mais un autre ensemble de photographies a particulièrement retenu mon attention : celles réalisées par Théodore Amtmann (1846-1933). Photographe archiviste de la Société archéologique de Bordeaux de 1885 à 1910, il y fut l’un des précurseurs de la documentation photographique. Théodore Amtmann fit don d’une part importante de ses clichés à la faculté des lettres de la ville ; leur conservation et leur valorisation incombent aujourd’hui au MEB.

La collection Amtmann rassemble plusieurs milliers de plaques photographiques : environ 3 000 d’entre elles concernent l’Aquitaine (en particulier la Gironde), dont 1 200 pour la seule ville de Bordeaux ! Lorsque l’association Archimuse m’a sollicitée l’année dernière pour porter à ma connaissance le projet Alter-Ethno, j’ai d’abord envisagé de consacrer un article aux collections extra-européennes du musée. Or je cherchais depuis quelque temps l’occasion d’exploiter sa photothèque au profit d’un billet sur Bordeaux : par (dé)formation professionnelle, mon regard reste celui d’une historienne de l’art… J’ai finalement jeté mon dévolu sur une série de 83 photographies de Théodore Amtmann intéressant l’histoire des portes de Bordeaux.

Il avait déjà été question ici de photographie ancienne sous l’angle des images stéréoscopiques de Bordeaux. Si vous suivez le Bordographe sur les réseaux sociaux, vous vous souvenez peut-être que cet article fut précédé de la publication d’une vue stéréoscopique chaque jeudi de mai 2017 sur Facebook et Twitter. J’ai repris le même principe pour le sujet qui nous intéresse aujourd’hui. Et les quatre portes retenues pour l’article du jour sont : la porte Toscanan, la porte Saint-Éloi (ou Grosse Cloche), la porte Cailhau et la porte d’Aquitaine.

Les portes de Bordeaux : lieux de passage et symboles politiques

Le terme de « portes » renvoie aux ouvertures pratiquées dans les trois enceintes dont Bordeaux était entouré. Aucun vestige ne subsiste des portes de l’enceinte du Bas-Empire (IIIe siècle), c’est la raison pour laquelle la documentation photographique de Théodore Amtmann ne concerne que les portes du deuxième et du troisième rempart urbain, respectivement bâtis au XIIIe et au XIVe siècles.

La construction de l’enceinte du bourg Saint-Éloi est traditionnellement liée à l’attaque du roi de Castille en 1205-1206. Si les capacités défensives de Bordeaux s’en trouvèrent renforcées, ce rempart symbolisait la volonté d’émancipation de la cité sous domination anglaise depuis le mariage d’Aliénor d’Aquitaine au futur roi d’Angleterre Henri II Plantagenêt en 1154. En outre, la nouvelle fortification permit de restructurer l’urbanisme du nouveau bourg, situé en dehors des murs romains : sa place commerçante (Fernand-Lafargue), ses belles demeures, de nombreuses communautés religieuses et son église Saint-Éloi.

Achevée en 1245, elle nécessita des travaux considérables : 1 800 m de courtines entièrement bordées de fossés, une trentaine de tours… L’enceinte était constituée de deux murs presque parallèles, espacés au maximum d’une dizaine de mètres. Des tours engagées dans les courtines ou liées aux têtes de murs de part et d’autre des portes scandaient la muraille.

Au nombre de six, les portes étaient donc défendues par des châtelets (ou « barbacanes ») composés d’un ou deux couples de tours. Une telle structure défensive urbaine était exceptionnelle, seule la cité de Carcassonne présente encore une double muraille. Au-delà de son utilité militaire et politique, l’influence de la deuxième enceinte de Bordeaux est toujours notable : la rue Dufour-Dubergier, le cours Pasteur et le cours Victor-Hugo sont les héritiers des fossés médiévaux.

Datée de la première moitié du XIIIe siècle, la porte Toscanan était située immédiatement à l’ouest du carrefour avec la rue de la Porte-Basse. Cette vue dessinée par Léo Drouyn est particulièrement précieuse, car l’édifice fut détruit en 1866 lors du percement du cours Alsace-Lorraine. La porte Toscanan assurait la jonction du rempart romain (à droite sur le dessin) et de la deuxième enceinte (à gauche). La représentation de Drouyn comporte certainement une part d’incertitude, puisqu’elle fut réalisée dans les années 1890… soit près de quarante ans après la destruction de la porte !

Deux photographies de la collection Amtmann offrent un témoignage précis de l’état de la porte au XIXe siècle. L’observation de la façade intra-muros permet de déceler la présence de pièces d’habitation en raison des fenêtres pratiquées dans la muraille. Une échoppe de fripier avait pris place dans le redent de la porte. Notons également la présence d’affiches murales à droite et d’une plaque de rue sur le mur de la porte à gauche (portant probablement le nom de la rue Porte-Basse). Ces clichés furent réalisés initialement par Alphonse Terpereau, autre pionnier de la photographie documentaire en Gironde : les vues conservées au MEB ne sont vraisemblablement que des photographies de photographies.

La porte principale de la deuxième enceinte est la porte Saint-Éloi, communément appelée « Grosse Cloche » par les Bordelais. Située entre l’église Saint-Éloi et l’ancien hôtel de ville (disparu), la porte, édifiée à partir de 1246, était gardée à l’origine par six tours : quatre furent partiellement détruites pour l’élargissement et l’alignement de la rue Saint-James.

En tant qu’entrée majeure de la ville, l’édifice fut de tout temps doté de fonctions municipales : à la fois porte majestueuse de l’hôtel de ville, passage pour certaines processions, beffroi communal depuis 1341 au moins — et même prison ! La devise inscrite à même le flanc de la cloche, fondue au XVIIIe siècle, rappelle le rôle éminemment civil du beffroi : « J’appelle aux armes, marque les jours, indique les heures, chasse les nuages, célèbre les bonheurs, déplore les funérailles. » La porte Saint-Éloi figure d’ailleurs sur le premier modèle des armoiries de Bordeaux, où elle apparaît dominée par les trois léopards d’Angleterre.

La destruction des parties hautes de la Grosse Cloche fut décidée par Henri II afin d’en remontrer aux Bordelais qui avaient pris part à la révolte de la gabelle en 1548. Le beffroi ne fut reconstruit qu’en 1570, avant d’être victime de l’incendie de la salle de spectacle attenante à l’hôtel de ville en 1755. « Armande Louise » (c’est le nom de baptême de la cloche) continue de rythmer la vie de la cité en sonnant 5 fois par an pour marquer les jours fériés (1er mai, 8 mai, 14 juillet, 11 novembre), la Libération de Bordeaux (28 août) et chaque premier dimanche du mois à midi.

De portes municipales en portes royales

À peine cent ans après l’achèvement de la deuxième enceinte, Bordeaux s’étendait déjà largement en dehors de ses murs, au nord et au sud, en raison de l’embellie commerciale du XIIIe siècle. La guerre entre Français et Anglais sévissant toujours, il fallait protéger ces nouveaux quartiers, leurs nombreux couvents, leurs abbayes et leurs églises. Les jurats décidèrent donc de bâtir un mur englobant le grand Bordeaux (150 ha), sauf le quartier Saint-Seurin dont les chanoines refusaient l’omnipotence de l’évêque sur leurs domaines.

Achevée seulement au XVIe siècle, la dernière enceinte connut de nombreux remaniements, les portes étant ouvertes ou fermées au gré des besoins des Bordelais et de l’importance des quartiers. Ces entrées — une trentaine toutes périodes confondues — étaient irrégulièrement disposées et ne présentaient aucune harmonie militaire ou esthétique. Les portes qui subsistent en élévation furent pratiquées dans la troisième fortification, à l’instar de la porte Cailhau.

Entamée à la fin du XVe siècle, sa construction coïncida avec la victoire du roi de France Charles VIII à la bataille de Fornoue. Dès lors, la porte Cailhau symbolisa le triomphe du pouvoir royal sur une municipalité enfin soumise ; le décor sculpté en est la démonstration : statue de Charles VIII placée dans une niche de la façade extra-muros, armes de France soutenues par des anges ornant le côté tourné vers la ville.

La fonction militaire de la tour-porte transparaît dans les mâchicoulis, la herse et une canonnière qui n’est plus visible aujourd’hui. Mais la valeur esthétique de la porte Cailhau la place parmi les plus beaux vestiges des remparts bordelais, classé monument historique en 1883. Sa haute flèche et ses deux toitures coniques abritèrent à partir de 1907 un musée créé par la Société archéologique de Bordeaux ; de nos jours, les outils de tailleur de pierre de la collection Missègue y sont exposés.

Devenu obsolète après la Fronde, le dernier rempart perdit sa fonction défensive au profit de la perception de l’octroi. Les portes devinrent donc de plus en plus décoratives jusqu’à s’apparenter à des avatars d’arcs de triomphe. La porte d’Aquitaine, construite entre 1754 et 1756, illustre tout à fait cette évolution.

Conçue par l’architecte André Portier, elle remplaçait la vieille porte Saint-Julien. En effet, certaines portes médiévales, totalement absorbées par le développement des nouveaux quartiers, furent détruites au XVIIIe siècle et parfois reconstruites au même emplacement ou à proximité par les intendants successifs. La porte d’Aquitaine, dans la continuité de la porte Cailhau, magnifiait la monarchie par le décor sculpté de l’un de ses frontons, représentant deux dieux marins couchés enlaçant l’écusson royal. De plus, la porte fut dédiée par l’intendant Tourny à un petit-fils de Louis XV, porteur du titre de duc d’Aquitaine. L’imposant arc en plein cintre était flanqué de deux guichets d’octroi, détruits en 1902 pour faciliter l’accès à la rue Sainte-Catherine. Le passage central était dévolu aux équipages, tandis que les portes latérales étaient réservées aux piétons.

La prochaine fois que vous passerez sous la porte d’Aquitaine, pensez à diriger vos pas vers le musée d’Ethnographie tout proche, derrire les portes du campus universitaire de la place de la Victoire !

Connaissiez-vous le musée d’Ethnographie de Bordeaux et l’extraordinaire richesse de ses collections ?

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