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Léo Drouyn, artiste-archéologue en Gironde

Léo Drouyn, artiste-archéologue en Gironde

Dessinateur, graveur, peintre, « archéologue » : l’œuvre de Léo Drouyn (1816-1896) est riche de plus de 3 000 dessins et près de 1 550 gravures, dont une large part est consacrée au patrimoine médiéval du sud-ouest de la France. Il contribua à la réhabilitation du Moyen Âge dans le sillage de Victor Hugo et du mouvement romantique : ses albums de dessins et ses croquis constituent un fonds indispensable à la connaissance des édifices religieux girondins avant les campagnes de restaurations de la seconde moitié du XIXe siècle. En tant que dessinateur pour la Commission des monuments historiques de la Gironde, il s’attacha notamment à l’étude de l’art roman, s’érigeant — parfois en vain — contre toute atteinte à l’intégrité de ces jalons de notre histoire.

Itinéraire d’un enfant du romantisme

Léo Drouyn naquit dans la commune d’Izon, en Gironde, au bord de la Dordogne. Dans cette presqu’île à la pointe septentrionale de l’Entre-deux-Mers, l’enfance du jeune Léo s’écoula, heureuse et insouciante, au contact de la nature : « C’est là que j’ai vécu, sans souci du présent, sans préoccupation de l’avenir jusqu’à l’âge de onze ans, courant, nu-pieds et tête nue, à travers les champs, les vignes et les bois. » Ce pays de palus et de prairies aux portes des marais de Montferrand façonna son inclination pour les zones humides, lagunes des landes girondines et ruisseaux. De nombreux dessins de sa main en attestent : l’élément liquide est rarement absent de ses paysages, y compris dans les représentations à visée archéologique.

Sa famille paternelle étant originaire de Lorraine, Léo fut admis au lycée de Nancy en 1827. Transplanté loin de sa terre natale, l’écolier fut accueilli pendant les congés de fin de semaine chez de lointains cousins ; il découvrit au sein de leur chaleureuse bibliothèque le monde fabuleux de l’estampe.

De retour dans la région bordelaise en 1835, baccalauréat en poche, le jeune homme fut placé par sa mère comme commis dans une maison de négoce en vins de Libourne. Le commerce lui étant « antipathique », il quitta rapidement cet emploi afin d’entrer en apprentissage à Bordeaux chez le peintre Jean-Paul Alaux. Professeur de dessin au lycée de Bordeaux pendant cinquante ans, Alaux ne parvint à bâtir qu’une carrière locale dans l’ombre de son frère Jean, lauréat du prestigieux prix de Rome.

Néanmoins, ce fut Alaux qui enseigna la lithographique à Drouyn et conforta son goût pour la peinture de paysage, dont le maître s’était fait une spécialité. L’apprenti put ainsi développer une sensibilité romantique, éloignée du Beau idéal inspiré de l’art antique, qui transparaît déjà dans un autoportrait réalisé à l’âge de vingt-trois ans. Houppe indomptée, sourcils froncés, regard fixant un point imaginaire : la même détermination éclate aux yeux du regardeur dans le portrait d’Eugène Delacroix par Félix Nadar.

Il poursuivit son apprentissage à Paris à partir de 1839, considérant que « les études mal dirigées qu’il avait faites [à Bordeaux] lui [furent] bien plus nuisibles qu’utiles. » Après deux ans passés dans l’atelier du peintre d’histoire Paul Delaroche, Drouyn renoua avec le travail sur le motif auprès de Jules Coignet, peintre paysagiste apparenté à l’école de Barbizon. Ce qui lui valut d’être sollicité dès 1842 par l’éditeur Alexandre Ducourneau en vue de la publication de La Guienne historique et monumentale, la plus ambitieuse entreprise éditoriale en Gironde dans la première moitié du XIXe siècle. Porté par l’engouement pour les trésors du patrimoine français, Ducourneau s’assura la contribution des meilleurs historiens régionaux et de jeunes artistes de sa génération. Dont Drouyn, qui exécuta onze dessins à la plume de monuments, reproduits par la lithographie. La carrière de notre artiste-archéologue était lancée.

Deux ans plus tard, Ducourneau se lança de nouveau dans un projet éditorial de grande ampleur : une Histoire nationale des départements de la France, à laquelle Drouyn participa en livrant sept nouveaux dessins de monuments. Ces derniers furent lithographiés chez Joseph Lemercier, le plus grand atelier de lithographie de Paris. Or « les ouvriers de Lemercier […] copient un dessin sans connaître ni la couleur, ni la forme, ni le caractère du monument. » Des résultats aussi aléatoires ne surent convaincre Drouyn qui entreprit de se former à la technique de l’eau-forte, plus adaptée à la précision de l’archéologie monumentale, chez le graveur parisien Louis Marvy. L’œuvre d’aquafortiste de Drouyn assurerait sa renommée.

L’inventeur de l’art roman girondin

L’année 1842 inaugura en outre sa participation en tant que dessinateur à la Commission des monuments historiques de la Gironde (CMHG). Créée en 1839 par le préfet de la Gironde dans le sillage de la Commission nationale des monuments historiques, la CMHG était vouée à la protection des monuments historiques du département grâce à un rigoureux travail d’inventaire supervisé par des historiens, des artistes et des architectes. Il en résulta en 1841 une première liste de 305 monuments à protéger, mentionnant l’état de conservation de chacun d’eux ainsi que les mesures de protection appropriées.

Afin d’acquérir la connaissance la plus fine possible de toutes les richesses patrimoniales girondines, la commission s’appuyait également sur une riche documentation iconographique : des albums de dessins, offerts par des membres de la commission ou commandés à des artistes agréés. Drouyn fournit ainsi une soixantaine de dessins jusqu’en 1847, réalisés sur le motif puis repris à la plume dans son atelier.

Surnommé Léo semper paratus (« Léo toujours prêt ») par ses amis, Drouyn rendit rarement compte dans sa correspondance de cette « vie de galérien » qu’il connut chaque année pendant plus d’un demi-siècle, des prémices du printemps à la fin de l’automne : « Souvent vous m’avez vu à l’œuvre ! Vous savez que lorsqu’il s’est agi de voir et de dessiner un de vos monuments, rien ne m’a fait peur, ni le chaud, ni le froid, ni la pluie, ni les mauvaises auberges ! », écrivit-il à un érudit de ses amis. De ses autoportraits glissés dans ses gravures ou ses dessins, se dégage ainsi une image idéale de l’artiste au travail ; rien ne laisse soupçonner le rythme soutenu exigé par l’itinérance : « Trois jours entiers pour dessiner d’après nature le portail de Saint-Seurin [à Bordeaux] et quinze jours pour la graver ».

Rétribués à la tâche pour leurs vues en élévation de monuments, les dessinateurs sollicités par la CMHG devaient, de surcroît, s’acquitter d’un travail d’étude et d’inventaire sommaire. Des indemnités de déplacement leur étaient versées en contrepartie. Toutefois, les fonds alloués par l’État ne suffirent plus à maintenir la qualité des comptes-rendus annuels, dorénavant illustrés de médiocres gravures sur bois, ou à dédommager les artistes fournissant à la commission de belles études pittoresques.

Armé d’un bâton, d’une besace et d’un trépied pliable, Drouyn sillonna les routes de la Gironde à pied, à cheval, en voiture ou même en bateau afin de rendre compte des monuments dignes d’intérêt — notamment les édifices médiévaux. Condamné par les tenants du classicisme et du Beau antique, l’engouement pour le Moyen Âge atteignit les artistes de la génération de Drouyn grâce aux Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France du baron Taylor, ainsi qu’aux écrits de Victor Hugo ou de Walter Scott. Si les monuments bordelais de cette période étaient déjà bien connus, comme la Grosse Cloche ou la porte Cailhau, il n’en allait pas de même pour les autres édifices de la Gironde.

Un nouveau champ d’étude dans lequel Drouyn s’engouffra avec passion : « Cinq ou six grandes églises, autant de grandes forteresses féodales, voilà le contingent que la Gironde peut fournir à la France pour lutter avec les autres puissances monumentales ; mais si elle a peu d’officiers, elle a beaucoup de soldats. » À tel point que l’artiste girondin fait toujours figure de pionnier dans la mise en lumière de l’art roman du département.

C’était sans compter le danger incarné par les nouveaux « vandales » du patrimoine, stigmatisés par Victor Hugo dans son célèbre pamphlet Guerre aux démolisseurs (1834) : « Il y a deux choses dans un édifice, son usage et sa beauté ; son usage appartient au propriétaire, sa beauté à tout le monde ; c’est donc dépasser son droit que de le détruire. » Les autorités compétentes ont-elles dépassé leur droit lorsque, à Bordeaux, la façade de l’église Sainte-Croix fut victime d’une restauration abusive et le cloître gothique de la cathédrale Saint-André détruit ?

Une évidence pour notre artiste-archéologue, qui ne redoutait rien tant que les déprédations des architectes de l’entourage d’Eugène Viollet-le-Duc. Le défaut d’influence de la CMHG, son incapacité à sauvegarder le patrimoine bâti face à l’archevêché ou à la municipalité amenèrent Drouyn à cesser toute contribution. Il ne réintégra la commission qu’en 1862.

Crimes archéologiques à Bordeaux

Parallèlement à sa participation aux travaux de la CMHG, Léo Drouyn entreprit en 1845 la publication à compte d’auteur du Choix des types remarquables de l’architecture au Moyen Âge dans le département de la Gironde. Premier ouvrage d’archéologie illustré d’eaux-fortes jamais paru à Bordeaux, il présente aussi bien des monuments inconnus du grand public que des classiques du patrimoine religieux girondin, telles l’abbaye de la Sauve Majeure, l’église Saint-Nicolas de Blasimon, l’église monolithe de Saint-Émilion et quelques églises bordelaises. Précision dans la description monumentale et sens du pittoresque dans le traitement du paysage valurent à Drouyn les éloges unanimes de la presse, qui dopèrent les ventes de l’ouvrage !

À l’étude statistique pratiquée par la CMHG, l’artiste opposait avec son Choix une sélection éminemment personnelle destinée à former une sorte de musée portatif et, par là même, un « monument » en soi. Si le palais Gallien, un des monuments majeurs de l’antique Burdigala, se trouve relégué à l’arrière-plan du frontispice, n’y voyez donc pas le fruit du hasard…

Malgré les initiatives de la CMHG en faveur de la sauvegarde des monuments médiévaux et les travaux personnels de Drouyn, deux atteintes majeures au patrimoine religieux bordelais sont à déplorer en cette seconde moitié du siècle.

Après avoir achevé la construction du nouveau clocher nord de l’église Sainte-Croix, Paul Abadie, futur architecte de la basilique du Sacré-Cœur à Paris, proposa d’en restaurer la façade. En tant que membre résident de la CMHG, Drouyn fut chargé d’analyser le projet. Mais son avis aussi défavorable que purement consultatif fut sans effet : Abadie bénéficiait du soutien de la municipalité et de l’archevêque de Bordeaux, le cardinal Donnet — qui n’était que mépris cinglant à l’égard de la commission.

Le dossier du cloître médiéval de la cathédrale Saint-André ne n’engagea guère mieux. La municipalité envisageait sa destruction depuis les années 1840, afin de tracer une percée suivant le trajet de la rivière le Peugue (actuel cours Alsace-Lorraine). L’éventualité d’isoler du même coup la cathédrale par la suppression des maisons accolées au cloître vint enrichir le projet quelque vingt ans plus tard. Le cloître fut bel et bien détruit en grande partie en février 1866, pour laisser place aux sacristies néogothiques dues à Paul Abadie.

Drouyn s’indigna contre ce véritable « crime archéologique », dont l’archevêque de Bordeaux se défendit pourtant… Il n’en reste pas moins que Mgr Donnet encouragea les restaurations d’édifices religieux en Gironde dans le style néoroman ou néogothique tout au long de son épiscopat. Ironie du sort : un buste de Léo Drouyn a été érigé non loin du forfait architectural, devant le chevet de la cathédrale Saint-André.

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