Le port de Bordeaux, paysage urbain de Pierre Lacour
Alors que la saison culturelle dédiée au paysage vient de s’achever à Bordeaux, le musée des beaux-arts de la ville prolonge son accrochage exceptionnel sur ce genre longtemps considéré comme mineur dans la hiérarchie des arts. Avec « Le musée se met au vert ! Paysages en représentation(s) », l’institution bordelaise propose un parcours inédit au sein de ses collections permanentes, notamment en établissant un dialogue entre tableaux des maîtres anciens et création contemporaine. Parmi les chefs-d’œuvre conservés à Bordeaux, un paysage urbain monumental : celui du port de Bordeaux réalisé au début du XIXe siècle par le peintre local le plus estimé de son temps, Pierre Lacour (1745-1814).
Plus qu’une vue de ville, un testament pictural
Pierre Lacour, né le 17 avril 1745, était fils d’un maître tailleur installé à Bordeaux. D’abord destiné au commerce, le jeune garçon ne reçut pas de formation approfondie — ce qui ne l’empêcha pas de devenir l’un des peintres les plus cultivés de sa génération. Son apprentissage artistique débuta finalement chez le graveur André Lavau, un des fondateurs de l’Académie royale de peinture, sculpture, architecture civile et navale de Bordeaux. Il y rencontra Jean-Joseph Taillasson, avec lequel il entra dans l’atelier parisien de Joseph-Marie Vien en 1764. Malgré son échec au prestigieux prix de Rome, Pierre Lacour séjourna en Italie entre 1772 et 1774.
Dès son retour à Bordeaux, il fut associé, avec plus ou moins de succès, aux grands chantiers urbains impulsés par le maréchal de Richelieu. Il participa notamment au concours pour la décoration du plafond du Grand Théâtre, qu’un autre élève de Vien remporta. Le futur maire de Bordeaux, François-Armand de Saige, sollicita alors Pierre Lacour pour une série de neuf tableaux destinés à la galerie de son hôtel particulier, construit par Victor Louis sur le cours du Chapeau-Rouge. Les compositions témoignent de l’attachement de l’artiste à ce qu’il appelait le « bon goût de la peinture ». Correction du dessin, choix des accessoires et des costumes, expression des « mouvements de l’âme » : tout concourt à l’exaltation des vertus morales par le biais de sujets historiques ou bibliques. Selon Lacour, la beauté du sujet amenait nécessairement la beauté de l’œuvre. D’où sa critique de la récurrence des scènes de genre chez les peintres flamands et hollandais — qu’il collectionnait pourtant à titre personnel.
Comptant parmi les personnalités les plus respectées du monde artistique à la fin de l’Ancien Régime, Lacour adopta tous les usages d’un véritable homme des Lumières : lecteur de Rousseau et de Voltaire, franc-maçon à partir de 1782. Mais la Terreur engendra l’exil, voire la disparition de quelques-uns de ses commanditaires, dont François-Armand de Saige, guillotiné en 1793. Toutefois, sa réputation dans le milieu artistique bordelais ne fit que grandir ; sa fréquentation des cercles de lettrés, de négociants et d’armateurs en atteste, de même que ses relations avec les architectes bordelais.
À l’époque où fut entreprise la Vue du port de Bordeaux, en 1804, Pierre Lacour venait d’achever le décor en camaïeu de gris de la salle à manger du palais Rohan (l’actuel hôtel de Ville), commandé par le préfet de la Gironde Charles Delacroix. En abordant un genre qui ne lui était pas familier, la vue de ville, le peintre tentait de reprendre pied sur la scène artistique nationale par un coup d’éclat : surpasser les deux toiles de Joseph Vernet achevées un demi-siècle plus tôt. À la demande du marquis de Marigny, le peintre des marines de Sa Majesté réalisa à partir de 1753 une importante série de toiles représentant les grands ports commerciaux et militaires de France. Il s’agissait de soutenir la propagande politique du monarque, confronté aux désastres de la guerre de Sept Ans. Chaque tableau devait mettre en lumière les bienfaits du règne de Louis XV, en évoquant notamment l’activité quotidienne des ports.
Alors que l’artiste avignonnais dépeignait l’opulence de la cité girondine à la fin des années 1750, Lacour choisit de tourner la page de l’Ancien Régime en privilégiant le quartier des Chartrons, haut lieu de l’activité portuaire internationale à Bordeaux depuis le XVIIe siècle. Cependant, un examen attentif révèle qu’une multitude de détails de son tableau étaient déjà présents dans les œuvres de Vernet : à l’instar de son prédécesseur, Lacour prit plaisir à multiplier les anecdotes cocasses. De plus, la Vue du port de Bordeaux n’est pas seulement l’illustration de la réalité urbaine, mais le portrait d’une ville idéale en voie d’achèvement après les tourments de la Terreur, des guerres et du blocus maritime. L’œuvre revêt également une portée quasi testamentaire, si l’on considère le portrait de l’artiste lui-même, de ses amis et proches parents parmi les flâneurs déambulant sur le quai.
Le port de Bordeaux : un quai, deux univers
La Vue du port de Bordeaux (207 × 340 cm) est le fruit de trois années de labeur, interrompues à plusieurs reprises par la santé de plus en plus chancelante de Pierre Lacour. Il conserva l’œuvre dans son atelier de la rue du Palais-Gallien jusqu’à sa mort ; elle ne fut vendue à la municipalité de Bordeaux qu’en 1872 par le petit-fils de l’artiste. Dès son entrée au musée des beaux-arts de la ville, le tableau — dont on ignore s’il s’agit d’une commande — suscita l’intérêt des érudits en raison du sujet abordé et de l’abondance de ses détails.
Le faubourg des Chartrons, situé au nord de Bordeaux, se développa à partir du XVe siècle grâce à l’essor du commerce avec l’Angleterre. Mais l’agrandissement du château Trompette au XVIIe siècle acheva de l’isoler du reste de la ville. Pourtant, nombre de négociants hollandais, américains, anglais, danois ou allemands s’y implantèrent sous le règne de Louis XV, de même que les consuls des nations étrangères. Afin de procurer à cette bonne société cosmopolite un espace de délassement en liaison avec les autres quartiers, l’intendant Tourny créa le Jardin public.
Bien que l’activité portuaire fût moins intense au début du XIXe siècle que par le passé, les Chartrons étaient encore très appréciés. Lors de son séjour à Bordeaux en 1804, précisément pendant la réalisation de la Vue du port de Bordeaux, Johanna Schopenhauer constata que s’y pressait « une joyeuse cohue […] du matin à la tombée de la nuit ». Pierre Lacour s’attacha à représenter « la partie la plus élégante et la plus animée de la ville » avec beaucoup de soin, comme en témoignent les travaux préparatoires conservés aux archives municipales et au musée d’Aquitaine.
La belle perspective du quai des Chartrons débute avec un majestueux hôtel particulier bâti à la fin du XVIIIe siècle pour Joseph Fenwick, le premier consul des États-Unis en France. Il est suivi d’une série de maisons de négociants étrangers, reconnaissables à leur architecture particulière : un rez-de-chaussée dévolu aux affaires, l’arrière du bâtiment étant occupé par des chais et des entrepôts. L’étage noble était réservé au maître des lieux et à sa famille ; notez leur présence sur les balcons disposés face au fleuve. L’alignement des constructions se poursuit avec les maisons dites hollandaises, derrière le bâtiment d’octroi, et la fontaine pyramidale de la rue Raze, qui fournissait aux habitants du faubourg et aux navires en partance une grande partie de l’eau potable. Puis au quai des Chartrons succède celui de Bacalan, quartier des journaliers, bateliers et tonneliers.
Les promeneurs de Lacour se concentrent sur le quai, en partie séparé de la cale par une barrière en bois. De là l’expression « aller chartronner » en vogue à cette époque, qui signifiait se balader aux Chartrons. Chaque groupe de badauds est représenté dans une attitude différente, certains sont mêmes parfaitement identifiables. Comme Pierre Lacour lui-même, appuyé sur la barrière, dessinant sur un carnet au côté de sa fille Madeleine. À leur gauche, un notable penché au-dessus de la barrière semble déchiffrer la signature que le peintre y a apposée. Le couple qui s’avance à la droite de Madeleine n’est autre que l’architecte Louis Combes, un intime des Lacour, et sa fille Lysidice. Cette dernière épousera même le fils de l’artiste en 1813. Au second plan s’avancent Mme Combes et Anaïs, sœur cadette de Lysidice. De l’autre côté de l’ouverture pratiquée dans la barrière, à gauche du tableau, Pierre Lacour fils, cheveux courts à la mode de l’époque, paraît absorbé par le labeur des manœuvres devant lui — tandis que son oncle fixe le spectateur.
Lacour père souhaitait rendre hommage à toutes les catégories socio-professionnelles à l’origine de la prospérité économique de Bordeaux. Si le quai était le domaine des négociants, la grève accueillait en ce temps l’activité portuaire proprement dite. Sous nos yeux, des charpentiers de marine radoubent les coques de deux canots, pendant qu’un ouvrier surveille un chaudron contenant du goudron destiné au calfatage des joints. Un homme transporte un madrier sur ses épaules à l’aide d’un coussinet, afin de mieux supporter le poids de l’imposante pièce de bois. Derrière l’un des canots en réparation, un portefaix entame la montée de la rive boueuse chargé d’une cargaison de bois, matière première pour la fabrication des barriques de vin. Quelques-unes sont roulées sur la grève en pente douce vers les entrepôts du quai après avoir été déchargées d’une gabarre.
Dans les premiers temps de l’Empire, la fréquentation des navires de fort tonnage avait quelque peu faibli par rapport au siècle précédent ; néanmoins, le témoignage de Johanna Schopenhauer rend compte des « mille embarcations aux formes variées [qui] se croisent sans arrêt sur le fleuve ». Pierre Lacour a représenté ces bateaux de commerce mouillant au large, où les eaux de la Garonne sont suffisamment profondes, et à distance les uns des autres pour prévenir les avaries pendant les marées et la propagation des incendies. Les grands voiliers sont entourés d’une flotte de petites embarcations diversement utilisées : barques de déchargement de marchandises, canots de transport de passagers, yole prête à appareiller pour capturer les poissons de rivière…
La Vue du port de Bordeaux de Pierre Lacour ouvrit la voie à une quarantaine d’autres toiles consacrées aux bords de Garonne, dont celle du peintre bordelais Louis Burgade : hormis le point de vue, tourné vers l’amont du fleuve depuis le quai des Chartrons, l’artiste a repris les codes iconographiques perpétués par Lacour.
Dans sa dernière œuvre peinte, Pierre Lacour fixa à jamais le souvenir d’une ville prospère grâce au commerce international, déjà louée par Stendhal en 1838 : « De toutes parts, on aperçoit ce beau fleuve tellement couvert de navires que, pendant assez longtemps, je remarquais qu’il eût été impossible de tendre une corde d’un bord à l’autre sans passer sur un navire. » Par-delà les siècles, le musée des beaux-arts de Bordeaux continue d’honorer la mémoire du peintre qui fut aussi son premier conservateur.