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Jeanne de Lestonnac, sainte de Bordeaux

Jeanne de Lestonnac, sainte de Bordeaux

Jeanne de Lestonnac (1556-1640), nièce de Michel de Montaigne, fut une épouse dévouée, une mère attentionnée, ainsi qu’une veuve sensible à la misère humaine. Au-delà de ces seules vertus, elle fut l’une des chevilles ouvrières de la Contre-Réforme à Bordeaux, grâce à la création d’une congrégation vouée à la diffusion de l’Évangile par l’éducation des jeunes filles.
Canonisée au XXe siècle, elle devint ainsi la première (et unique à ce jour) sainte originaire de Bordeaux. Retraçons ensemble le parcours de Jeanne de Lestonnac, dont la statue figure même sur l’une des façades de la Sagrada Familia à Barcelone !

Une enfant prise entre deux fois

Le destin de Jeanne de Lestonnac, née à Bordeaux en 1556, est indissociable des bouleversements intellectuels, artistiques, scientifiques et religieux qu’a connu l’Europe de la Renaissance. La création du collège de Guyenne, où Michel de Montaigne fut professeur, témoignait de la diffusion d’une authentique curiosité intellectuelle dans les centres urbains. Dans le sillage de Christophe Colomb, la découverte de peuples et de continents inconnus poussèrent les contrées du Vieux Monde à s’interroger sur « l’humaine condition ».

Et les prélats catholiques de se questionner sur la validité du dogme et le relâchement de leur discipline lors du concile de Trente convoqué par le pape Paul III pour endiguer la grogne des déçus de l’Église institutionnelle. En effet, le train de vie luxu(ri)eux du haut clergé et des papes de la Renaissance — alors que le bas clergé subsistait dans des conditions misérables —, ainsi que d’autres abus de toutes sortes, firent le lit de la plus grande « révolution religieuse » du christianisme, désignée sous le nom de Réforme protestante.

Mais bientôt le royaume de France connut l’enfer des guerres de Religion entre protestants et catholiques — dont le massacre de la Saint-Barthélémy constitua l’un des plus funestes épisodes. Les troubles se poursuivirent en province pendant plusieurs semaines ; à Bordeaux, entre 100 et 250 protestants furent assassinés le 3 octobre. L’édit de Nantes, signé le 13 avril 1598 par le roi de France Henri IV, accorda, entre autres concessions, la liberté de conscience et de culte partout où la religion réformée avait pu s’établir avant 1597. Néanmoins, la communauté protestante de Bordeaux ne fut pas autorisée à installer un temple intra-muros.

Ces tensions religieuses à l’échelle de la France trouvèrent une illustration plus intime jusque dans le foyer de Jeanne. Son père, Richard de Lestonnac, conseiller au parlement de Bordeaux, était issu d’une famille bordelaise catholique. La foi de sa mère, Jeanne de Montaigne, sœur cadette de Michel, inclinait vers les doctrines nouvelles professées par l’écrivain français Jean Calvin. La Rochelle, Saintes, Agen, Marmande, Sainte-Foy-la-Grande, Bergerac : la critique des ordres religieux et de la hiérarchie ecclésiastique, la volonté de renouer avec le christianisme des origines par la lecture de la Bible gagnèrent de nouveaux adeptes aux quatre coins de l’Aquitaine. Y compris à Bordeaux, où la diffusion s’opéra grâce aux ballots de livres et de tracts transportés par les marchands, capitaines de navire, bateliers et autres colporteurs.

L’influence maternelle dans l’éducation religieuse de la petite Jeanne semble avoir été prépondérante, du moins dans un premier temps. L’enfant fut alors confiée à son oncle maternel Thomas et à sa femme, tous deux calvinistes. Une initiative déjouée par Michel de Montaigne : ce dernier incita le père de Jeanne à la ramener auprès de lui. De fait, l’attachement au catholicisme de l’auteur des Essais était aussi sincère que profond. Sur un plan personnel, sa foi se traduisait par une participation quotidienne à la messe. D’un point de vue politique, en tant que maire de Bordeaux élu en 1581, Montaigne fut chargé de veiller à l’application de la paix du Fleix, un des nombreux édits de pacification qui se succédèrent dans la seconde moitié du XVIe siècle, en contenant les ardeurs des catholiques zélés.

Jeanne grandit désormais sous l’influence de son père, tout en faisant l’admiration de son grand écrivain d’oncle: « Elle est très pieuse, d’humeur joyeuse, intelligente et belle. La nature en avait fait un chef-d’œuvre, alliant si belle âme à un si beau corps et logeant une princesse en un magnifique palais. » En tant que jeune fille de bonne famille, Jeanne de Lestonnac reçut une éducation de haute volée : apprentissage du latin et du grec, étude des auteurs anciens, de la philosophie néoplatonicienne et de la morale stoïcienne.

Le cercle de Montaigne, dont les membres fréquentaient la demeure bordelaise des Lestonnac, contribuèrent probablement à la formation intellectuelle de Jeanne à des degrés divers : le jeune écrivain Étienne de La Boétie, l’humaniste bordelais Élie Vinet, le poète Pierre de Brach, le prédicateur Pierre Charron… Ces contacts privilégiés avec quelques-unes des plus grandes figures de l’humanisme français sensibilisèrent Jeanne à la cause qu’elle défendit quarante années durant : l’instruction des jeunes femmes.

« Combattre l’hérésie par l’école »

À l’âge de dix-sept ans, Jeanne épousa Gaston de Montferrand. Ce dernier n’était autre que le cousin de Charles de Montferrand, un des gentilshommes les plus éminents de la Guyenne. Gouverneur de Bordeaux à l’époque du massacre d’octobre 1572, Charles se serait même vanté devant le parlement de la ville d’en être l’instigateur. La mort brutale de Gaston, en 1597, ouvrit une période nouvelle dans l’existence de Jeanne : à quarante-sept ans, quatre de ses cinq enfants établis, elle était dorénavant libre de s’adonner à une piété ascétique inspirée de sainte Thérèse d’Avila.

Jeanne se prépara dans le plus grand secret à entrer au couvent des Feuillantines de Toulouse, où régnait une discipline plus stricte encore que chez les cisterciens. Aucun des arguments avancés par son fils François, averti la veille de son départ, ne la dissuada de s’embarquer pour Toulouse depuis le port de Bordeaux en février 1603. Après une formation à base d’oraisons et de jeûne perpétuel, Jeanne reçut l’habit des mains de la prieure du couvent : Mme de Montferrand, née Lestonnac, devint Jeanne de Saint-Bernard.

Mais les longues oraisons, les pénitences et le silence imposés aux moniales eurent tôt fait de martyriser son enveloppe corporelle ; le médecin et la supérieure incitèrent Jeanne à quitter le couvent après seulement dix mois de vie monastique. Retraite forcée sur ses terres girondines, qui ne fut pas infructueuse pour autant : pendant un an, son projet d’accroître la gloire de Dieu par l’instruction des jeunes filles mûrit dans son esprit. Même si cette ambition entendait combler une lacune véritable, les directeurs spirituels de Jeanne l’encouragèrent à persévérer dans des actes de charité plus traditionnels…

Au cours de l’année 1605, quelques dames bien nées se proposèrent de seconder Jeanne dans son entreprise : offrir une éducation « aux filles catholiques […] contraintes d’aller aux écoles des maîtresses hérétiques ». (Remplacez « hérétiques » par « protestantes ».) En effet, les établissements ouverts aux jeunes filles étaient rares à Bordeaux, tandis que le collège des jésuites n’admettait que des fils de famille. Seules les filles issues de l’aristocratie, qui comptait une parente ou une amie religieuse, pouvaient espérer recevoir une formation de choix à l’abri d’un couvent. Une fois parvenues à l’adolescence, l’alternative suivante : prendre le voile afin de se consacrer à une vie contemplative ou retourner dans le monde.

On comprend donc pourquoi le nombre de femmes lettrées fut de tout temps aussi restreint, alors que les jeunes hommes profitaient du savoir dispensé dans les collèges et les universités — voire par les précepteurs mis à leur disposition. En tant que mère de famille, Jeanne fut assistée dans l’éducation de ses filles par des professeurs particuliers, tandis que son fils François poursuivait des études classiques au collège des jésuites de Bordeaux. Leur vie spirituelle fut notamment l’objet de ses attentions, si bien que ses deux filles aînées prirent le voile au couvent de l’Annonciade, également à Bordeaux. Le théologien et réformateur Martin Luther prônait déjà l’éducation des filles ; aussi étaient-elles admises dans les écoles calvinistes implantées à Bordeaux après la promulgation de l’édit de Nantes.

En un mot comme en cent, Jeanne et ses compagnes brûlaient de « combattre l’hérésie par l’école ». (Remplacez « hérésie » par « protestantisme ».) Devant l’insistance de deux jésuites bordelais, Jeanne accepta de prendre la tête de la future congrégation, qui fut approuvée par l’archevêque François de Sourdis en mars 1606. Le pape Paul V en personne fit connaître l’année suivante son contentement de voir ces dames « faire vœu de chasteté et consacrer leur vie à former les jeunes filles aux bonnes mœurs et aux vertus chrétiennes ». La Compagnie de Marie-Notre-Dame était née.

Les « Filles de Notre-Dame » sur les quatre continents

La première école de la congrégation fut fondée en 1609 près du château Trompette, dans un ancien prieuré donné par François de Sourdis. Synthèse des influences spirituelles et culturelles reçues par Jeanne dans sa jeunesse, les partis pris éducatifs suscitèrent pourtant l’interrogation, voire la moquerie des Bordelais. Adaptation de l’enseignement aux tempéraments individuels, classement des élèves selon leur mérite, punition le cas échéant, niveau élevé en français exigé : le projet pédagogique audacieux des « Filles de Notre-Dame » finit par emporter l’adhésion d’un nombre croissant d’élèves et de novices. À tel point que la congrégation déménagea en 1610 dans un couvent plus vaste, rue du Hâ, à proximité de la cathédrale Saint-André.

Les jeunes filles issues de familles aisées étaient accueillies dans le pensionnat de l’établissement, tandis que les enfants du peuple profitaient des leçons à titre gracieux. Les élèves formées par la congrégation constituaient le principal vivier de novices et d’institutrices ; après avoir prononcé leurs vœux définitifs, elles étaient déclarées aptes à enseigner au terme d’une période de dix ans. L’affluence d’élèves, les dons de toutes parts autorisèrent l’agrandissement du monastère ainsi que la construction d’une chapelle.

Ce dernier chantier fut financé en partie grâce aux deniers de Pierre Rosteguy de Lancre, conseiller du roi au parlement de Bordeaux, et de son épouse. Or M. de Lancre, auteur d’ouvrages de démonologie, passe aujourd’hui encore pour le plus grand chasseur de sorcières que la terre ait porté. Henri IV ayant ordonné la fin des pratiques de sorcellerie et de magie au Pays basque, le parlementaire bordelais en ramena une bande de sorcières (ou présumées telles) et l’enferma au fort du Hâ.

Jeanne de Lestonnac fut rappelée à Dieu le 2 février 1640, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Elle laissa près de trente maisons de la congrégation établies hors de Bordeaux : Béziers, Périgueux, Agen et même Pau, fief protestant ; les Filles de Notre-Dame essaimèrent dans tout le sud-ouest de la France et jusqu’à Barcelone dès 1650. Quelque 1 500 religieuses suivent à présent l’exemple de leur fondatrice dans vingt-six pays sur quatre continents.

Jeanne gravit tous les échelons posthumes de la sainteté jusqu’à sa canonisation en 1949 par le pape Pie XII : plusieurs religieuses gravement malades avaient été guéries grâce aux prières qui lui furent adressées. Il faut dire que ces miracles furent favorisés par la dispersion des reliques de Jeanne, éparpillée façon puzzle. Quelques doigts prirent la direction des maisons de Béziers et de Poitiers ; une main ou un bras échurent à d’autres couvents.

La Compagnie de Marie-Notre-Dame reprit son activité à Bordeaux après la Révolution, rue du Palais-Gallien ; le corps de sainte Jeanne de Lestonnac (du moins ce qu’il en restait) fut déposé dans la chapelle de l’actuel lycée Notre-Dame, sa dernière demeure. Quant à la chapelle de la rue du Hâ, elle est occupée depuis 1805 par… un temple protestant.

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