Curiosités végétales de Bordeaux : le Jardin public
Le phallus de titan a fleuri ! Et c’est l’une des curiosités végétales de Bordeaux. Au mois d’août dernier, l’Amorphophallus titanum — ou Arum titan — du jardin botanique de Bordeaux s’est épanoui pendant seulement 72 heures en exhalant une odeur nauséabonde censée attirer les coléoptères qui participent à sa pollinisation. Endémique de l’île de Sumatra, l’Arum titan présente linflorescence la plus grande du monde : elle peut atteindre près de 3 m de hauteur. Une fois la fleur fanée, il faut une dizaine d’années pour qu’une nouvelle se forme et éclose.
À l’occasion de la quatrième floraison d’un Arum titan en France, je vous propose de vous présenter quelques végétaux insolites de Bordeaux. Commençons par ceux du Jardin public, classé jardin remarquable de France.
Le jardin des délices
En réunissant le faubourg des Chartrons et celui de Saint-Seurin, le Jardin public de Bordeaux constituait l’une des pièces maîtresses du programme urbain conduit par l’intendant Tourny au XVIIIe siècle. Il fut aménagé entre 1746 et 1756 afin d’offrir à l’aristocratie et à la riche bourgeoisie bordelaise un lieu propice aux rencontres d’affaires et à la promenade au bon air. L’intendant ne cachait pas son ambition : faire de ce terrain de 12 ha le long des glacis du château Trompette, occupé par de médiocres cultures, « le plus beau jardin qu’il y ait en aucune ville du royaume » après les Tuileries.
Le dessin en est donné par le premier architecte du roi Ange-Jacques Gabriel selon les principes du jardin à la française : une composition symétrique structurée par de grandes allées formant des perspectives grandioses que l’on ne trouve nulle part dans la nature. En l’occurrence deux allées principales, se recoupant à la perpendiculaire en leur centre, délimitaient quatre parterres de broderie de buis, de lauriers, de thym et de fleurs variées selon la saison, disposés autour d’un bassin circulaire avec jet d’eau. Des allées plantées de tilleuls et d’ormeaux taillés encadraient des salles de verdure agrémentées de boulingrins.
Au sud, Gabriel aménagea une terrasse à portiques ; au nord, Tourny prolongea le jardin par un manège d’équitation puis par un jeu de paume quelques années plus tard — tous deux aujourd’hui disparus. Comparable à un salon mondain en plein air, le Jardin public (alors baptisé Jardin Royal) accueillit également des expériences scientifiques parfois rocambolesques : il fut ainsi choisi pour le lancement des premiers aérostats bordelais.
Faute d’argent pour l’entretenir convenablement, le jardin fut déserté par la bonne société à la veille de la Révolution. Il devint le théâtre de rassemblements révolutionnaires sous le nom de Champ-de-Mars, puis le terrain de manœuvres des cavaliers du château Trompette sous l’Empire. Adieu, parterres de broderie, sacrifiés sans regrets ! Le jardin partit encore un peu plus en capilotade à partir de 1827, date à laquelle chevaux et voitures furent autorisés à y circuler.
Finalement rendu aux flâneurs dans un piteux état, la municipalité décida en 1855 de le transformer en jardin à la mode, c’est-à-dire en parc à l’anglaise où domine l’irrégularité des bosquets, des allées et des pièces d’eau. Le paysagiste bordelais Louis-Bernard Fischer traça l’année suivante deux grandes pelouses à l’emplacement des anciens parterres, des allées sinueuses et une « rivière » avec deux îles.
Suivant la vogue des arborétums, il y planta des arbres rares (séquoias géants, tulipiers de Virginie, noyers du Japon…) et aménagea le nouveau jardin botanique avec le concours de Durieu de Maisonneuve, directeur du Jardin public.
Le vanillier des serres
Achevés en 1859, les travaux de réhabilitation du Jardin public comprenaient aussi la construction de magnifiques serres par l’architecte municipal Charles Burguet. Adossées à une façade en pierre néo-classique, elles étaient composées de trois pavillons reliés par des corps de serres de moindre hauteur. Leurs 90 m de long en faisaient les plus vastes de France, après celles du Jardin des plantes de Paris. Alliance de fer, de fonte et de verre, elles peuvent être considérées comme le premier bâtiment édifié avec des matériaux modernes à Bordeaux.
À l’instar de leurs homologues parisiennes, les serres du Jardin public permettaient de cultiver des plantes tropicales rapportées par des explorateurs ou des naturalistes, tout en assurant leur présentation aux visiteurs. Un article paru en 1901 dans Le Chenil, revue destinée aux chasseurs et aux éleveurs (!), révéla à ses lecteurs l’existence d’un « vanillier géant », appartenant à la famille des orchidées, particulièrement à l’aise dans les monumentales serres bordelaises.
Mesurant 44 m de longueur sur 2 m de hauteur, ce vigoureux exemplaire « assurément unique en Europe » couvrait une superficie de 100 mètres carrés ! Ses racines aériennes s’accrochaient à des panneaux de liège afin « de tirer leur nourriture de tous les coins de la serre ». D’après l’auteur de l’article, le vanillier fut planté en 1875 par M. Côme, jardinier en chef du Jardin public de Bordeaux. Les gousses se développaient en si grand nombre — 700 par an ! — que le nourrisson de M. Côme pouvait parfumer « toutes les crèmes qui se confectionne[aient] dans la vieille Aquitaine ». Et dire que le vanillier était resté stérile des années durant, avant d’être fécondé artificiellement.
Seule orchidée cultivée pour des raisons autres qu’ornementales, la vanille consommée en France provenait principalement de la Guadeloupe, Madagascar, Tahiti, Mayotte et la Réunion ; Bordeaux et Londres en étaient alors les deux plus gros consommateurs en Europe. Un produit exotique, issu du commerce colonial, stocké à son arrivée à Bordeaux dans l’ancien entrepôt réel des denrées coloniales — aujourd’hui le CAPC, musée d’art contemporain. Considérées comme vétustes, les serres du Jardin public furent détruites en 1938. Dieu sait ce qu’il advint du vanillier…
La seconde vie du cèdre du Liban
Le cèdre du Liban du Jardin public fut planté lors du réaménagement de la seconde moitié du XIXe siècle. En raison de l’étendue de leurs branches, de leur port caractéristique, les cèdres du Liban peuplèrent parcs et jardins français dès le XVIIIe siècle. Alphonse de Lamartine les assimilait même à « des êtres divins sous la forme d’arbres ». Symbole de noblesse, de grandeur et de longévité, le cèdre est, en effet, l’objet de nombreuses croyances et légendes.
Il fut tout particulièrement apprécié des Égyptiens et des Assyriens pour l’odeur de son bois, sa résistance et la diversité de ses emplois : résine pour la momification, encens destiné aux rites et aux cérémonies, constructions d’édifices ou de navires, cercueils, statues… Le plus ancien cèdre du Liban encore vivant en France, introduit par le botaniste Bernard de Jussieu en 1734, est conservé au Jardin des plantes à Paris.
Mais l’allure majestueuse de notre cèdre cachait un mal irréversible : une attaque de champignons xylophages fut détectée en 1996. Plutôt que de l’abattre — les Bordelais y étaient encore très attachés —, la municipalité confia le moribond en 2012 au sculpteur d’arbres José Le Piez, qui en fit une véritable œuvre d’art végétale.
Ancien élagueur installé à Bordeaux depuis 2005, José Le Piez est le créateur des merveilleux Arbrassons, sculptures en bois qui chantent sous la caresse de la main. Point de chant du cèdre au Jardin public, mais des troncs sculptés à la tronçonneuse. Les branches coupées, taillées, ouvertes ont été disposées en corolle au sol à l’intérieur d’un périmètre délimité par des cordes. Un sanctuaire d’où la vie n’est pas absente : insectes, pipistrelles et autres chauves-souris arboricoles en ont fait leur refuge. Un jeune cèdre y a été replanté ; puisse-t-il atteindre les quelque 18 m de hauteur de son illustre ancêtre.
Le voyage du magnolia géant
Tout comme le cèdre du Liban, le Magnolia grandiflora, originaire des États-Unis, fut l’un des premiers pensionnaires du nouveau jardin à l’anglaise. Son transfert depuis l’ancien jardin botanique, situé dans le quartier de la Chartreuse, eut lieu en avril 1857. Et ce ne fut pas une mince affaire, car, déjà âgé de quarante-deux ans, il culminait à 15,60 m et pesait environ 45 tonnes !
Même si deux petits kilomètres séparaient le premier jardin botanique du Jardin public, le transport du vénérable magnolia nécessita quelques mesures exceptionnelles : il fut installé dans un chariot sur mesure, lequel devait glisser sur des rails mis à la disposition par la Compagnie des chemins de fer du Midi. Le gabarit de l’arbre était tel que des lanternes à gaz durent être retirées au passage du convoi et une partie des grilles du Jardin public démontées.
Après un périple de quatre jours — tout de même ! — sous les acclamations d’une foule immense, les 35 chevaux blancs ornés de rubans de couleur, pompons et bouquets qui tiraient le chariot abordèrent leur destination. Le magnolia trône aujourd’hui encore dans une clairière proche de la rivière. Il voisine avec le plus grand arbre du
Jardin public : un pacanier (Carya illinoinensis) de 38 m de haut classé Arbre remarquable de France en 2012. Douze autres magnolias à grandes fleurs furent déplacés du jardin botanique de la Chartreuse au Jardin public.