L’art victime de la Seconde Guerre mondiale
Pendant la Seconde Guerre mondiale, une partie des collections des musées, archives, bibliothèques, trésors d’églises et musées de l’Est de la France ont été transférées en Aquitaine pour les protéger d’éventuels pillages ou destructions. Hélas, de telles mesures ont rarement bénéficié aux collections particulières. La confiscation des biens culturels appartenant à des amateurs juifs, francs-maçons, communistes ou opposants au régime a été méthodiquement organisée par les nazis. Si la majorité des spoliations ont eu lieu à Paris, d’autres se sont déroulées à Bordeaux, notamment dans le port.
Après un important travail de recherche, des dizaines de milliers d’œuvres saisies ont été restituées à leurs propriétaires légitimes ou à leurs ayants droit dès l’après-guerre. Mais près de 2 000 restent en dépôt dans les musées nationaux, car toujours non réclamées. À l’approche du 76e anniversaire de l’armistice de 1940, revenons sur le sort des collections artistiques à Bordeaux et en Aquitaine sous l’Occupation.
L’esthétique nazie : l’art de la dictature
Dès l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler en Allemagne, la culture est placée sous l’autorité du ministère de la Propagande et d’une Chambre de la culture créée en 1933. Peinture, sculpture, architecture et cinéma : autant de domaines artistiques dévoyés qui sont mis à contribution pour alimenter une propagande active. L’art soutenu par le pouvoir politique, avec l’appui d’historiens de l’art, de conservateurs et d’universitaires, se détourne de l’abstraction des avant-gardes afin d’exalter les vertus du travail, de l’héroïsme militaire ou du bonheur familial. Les préoccupations de grandeur et de monumentalité s’accompagnent de références aux périodes jugées prestigieuses — l’Antiquité en premier lieu. Les films de Leni Riefenstahl ou le ciseau d’Arno Breker magnifient ainsi le corps sain et athlétique des jeunes Aryens.
Par opposition, les artistes des avant-gardes sont couverts d’opprobre lors de l’exposition itinérante Entartete Kunst (« Art dégénéré ») inaugurée à Munich en 1937. 112 artistes y figurent, parmi lesquels Ludwig Kirchner, Max Ernst, Paul Klee et les peintres de la Nouvelle Objectivité tels que Max Beckmann ou Otto Dix. Dénoncés par le régime nazi — ordonnateur de l’exposition — comme étant les partisans d’une culture gangrenée par les « races impures » (Noirs ou juifs), ces artistes sont également assimilés à des aliénés face à quelque 3 millions de visiteurs. La même année, les nazis confisquent 600 œuvres de Kirchner, réfugié à Davos en Suisse et qui se suicide en 1938.
Mais le programme artistique du Troisième Reich ne se borne pas à la production d’œuvres à des fins politiques, il recourt massivement à la spoliation — voire à la destruction — de biens culturels appartenant à des collectionneurs privés et, dans une moindre mesure, à des fonds patrimoniaux publics. Le pillage est un instrument à la fois d’appropriation culturelle, de réécriture de l’histoire de l’art et de répression des ennemis du nazisme. En effet, d’importantes collections d’art moderne sont alors vendues ou échangées contre des œuvres conformes à l’esthétique prônée par les idéologues du Parti nazi. Les œuvres les plus estimées par Hitler sont, quant à elles, appelées à rejoindre les futures collections du musée de Linz voulu par le Führer.
Le devenir des œuvres d’art, entre protection et spoliation
L’entrée en guerre de la France le 3 septembre 1939, peu après la Grande-Bretagne, rend impérative l’évacuation des collections patrimoniales de Paris et des régions frontalières de l’Allemagne vers des dépôts en province. Isolés dans la campagne, hors du voisinage d’ouvrages stratégiques, les châteaux publics ou privés constituent des abris temporaires de choix. Les collections des musées territoriaux s’ajoutent au plan de protection au fur et à mesure de l’avancée des troupes allemandes.
La sauvegarde des collections bordelaises est envisagée dès 1937, mais les premières évacuations menées par les services des Musées nationaux vers le château Carreire (Bordeaux) ou le château de Vayres (près de Libourne) n’ont lieu qu’à l’automne 1939. Les œuvres plus difficilement transportables ou moins fragiles sont protégées dans les sous-sols du musée des beaux-arts de Bordeaux — situation qui engendre des tensions permanentes entre le maire Adrien Marquet, partisan d’une franche collaboration avec les occupants, et la direction des Musées nationaux. Bientôt les premiers dépôts sont jugés trop proches de la ville : les collections muséales prennent alors la direction de Grenade (Gironde), puis de la Dordogne en 1944.
La spoliation des collections privées françaises débute peu après la signature de l’armistice, le 22 juin 1940. Dès la fin du mois, une liste de 80 marchands et collectionneurs juifs est établie par l’ambassade du Reich à Paris, dirigée par Otto Abetz ; le 1er juillet, leurs biens sont acheminés vers l’ambassade d’Allemagne sous prétexte de les protéger. Des personnalités de premier plan dans le monde de l’art sont concernées par ces mesures : la famille Rothschild, Paul Rosenberg, la firme Wildenstein et bien d’autres…
La « mise en sécurité » de leurs œuvres est confiée à l’Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg (ERR), du nom d’Alfred Rosenberg, idéologue du Parti nazi. Le service les rassemble dans un premier temps dans quelques salles du Louvre, puis au musée du Jeu de paume, alors mis à disposition de l’ERR. À l’issue de chaque saisie sont recensés très précisément les biens culturels enlevés, avant leur transfert vers des dépôts en Allemagne, en Autriche et en Tchécoslovaquie. Appartements des collectionneurs, fonds de commerce des antiquaires, coffres-forts vidés par les occupants : environ 48 0000 logements sont pillés à Paris, sans compter les saisies opérées en province (comme à Bordeaux, à Bayonne et en Dordogne).
D’abord située en zone libre, l’Aquitaine constitue un territoire de repli pour de grands collectionneurs et marchands d’art parisiens ; aussi la majorité des œuvres confisquées dans la région concerne-t-elle les biens qu’ils ont tenté d’y mettre à l’abri, loin des terrains d’opérations militaires. Quelques collectionneurs entretiennent de surcroît un lien plus intime avec la région : tel Paul Rosenberg, qui séjourne à plusieurs reprises en famille à la villa Le Castel à Floirac (Gironde), ou encore la famille Rothschild, dont certains membres sont propriétaires des plus prestigieux châteaux du Médoc.
L’accès à l’océan Atlantique par l’estuaire de la Gironde apparaît également comme un élément décisif pour tous les amateurs désireux d’exporter leurs collections aux États-Unis ; à ce titre, le port de Bordeaux figure parmi les principaux lieux de spoliation en Aquitaine. Le 5 décembre 1940, 25 œuvres du peintre Fédor Löwenstein destinées à une galerie américaine y sont saisies par la Feldkommandantur. Installé en France depuis 1923, Löwenstein pratique un art profondément influencé par le cubisme d’André Lhote, mais réprouvé par le Troisième Reich. 6 des 12 aquarelles interceptées ont transité par le Jeu de paume, le reste des œuvres ayant été probablement détruit en grande partie par les occupants. Cependant, 3 huiles sur toile ont été localisées fin 2010 par Alain Prévet et Thierry Bajou, puis présentées au public pour la première fois depuis leur saisie au musée des beaux-arts de Bordeaux.
La lente restitution des œuvres pillées : les MNR
À la fin de la guerre, les Supreme Headquarters Allied Expeditionary Force (SHAEF) prennent en charge les biens indûment acquis par des institutions et des particuliers allemands dans les territoires occupés par le Reich. Rassemblés dans des Collecting Points, ils sont inventoriés et étudiés par des historiens de l’art avant rapatriement vers leur pays d’origine. Des commissions nationales viennent appuyer le travail des Alliés, notamment la Commission de récupération artistique (CRA) créée en France à l’automne 1944. L’Office des biens et intérêts privés (OBIP) prend le relais de la CRA entre janvier 1950 et mars 1955, époque durant laquelle le sigle MNR (Musées nationaux récupération) voit le jour.
Ce dernier concerne quelque 2 000 œuvres récupérées dans les territoires du Reich, pour beaucoup confisquées par le régime nazi, et dont les propriétaires n’ont pu être identifiés. De ce fait, les MNR sont encore aujourd’hui confiés aux Musées nationaux dans l’attente d’une restitution aux ayants droit des personnes dépossédées. Les musées des beaux-arts d’Aquitaine ont ainsi reçu en dépôt une trentaine de tableaux (dont 10 pour le musée des beaux-arts de Bordeaux), une sculpture et une râpe à tabac en ivoire.
D’un point de vue juridique, les œuvres estampillées MNR n’appartiennent pas aux collections des musées de France, elles ne sont donc pas répertoriées dans la base Joconde. Elles doivent être facilement accessibles au public — impératif qui exclut en principe toute mise en réserve prolongée — et identifiables grâce à des mentions spécifiques sur les cartels, catalogues, guides et autres supports pédagogiques édités par les musées qui en ont la charge. Par conséquent, aucune sortie du territoire n’est autorisée pour les MNR, dont les demandes de restitution ne connaissent pas de prescription.
Près d’une centaine d’œuvres ont été restituées depuis la dissolution de l’OBIP. Parmi elles, le Portrait présumé de Madame Johnston : attribué au musée des Arts décoratifs de Bordeaux sous le numéro MNR 338, il a été restitué en 2005 aux héritiers de sa légitime propriétaire, Mme Anna Gluge-Jaffé. En revanche, le Portrait de Walter Johnston (MNR 337), jadis considéré comme son pendant, est toujours en dépôt au musée des Arts décoratifs depuis 1952.
La mission d’étude sur la spoliation des juifs de France, mise en place en 1997, a impulsé des mesures destinées à faciliter les recherches des familles et des historiens : rédaction du catalogue des MNR, répertoire exhaustif des œuvres mis en ligne sur internet… Mais le chemin est encore long avant la restitution de tous les MNR confiés aux Musées nationaux, même s’ils ne représentent qu’une goutte d’eau dans l’océan des spoliations : 100 000 œuvres d’art ont quitté le territoire entre 1940 et 1945 (dont environ 45 000 restituées avant 1951), triste comptabilité qui fait de la France le pays d’Europe de l’Ouest le plus pillé pendant la Seconde Guerre mondiale.