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L’âge d’or du café-concert à Bordeaux

L’âge d’or du café-concert à Bordeaux

Joséphine Baker, qui a disparu il y a 40 ans cette année, a chanté son amour pour Paris. Paris, capitale européenne des plaisirs grâce au Moulin-Rouge, aux Folies-Bergère, à l’Olympia… Autant de cafés-concerts et de music-halls mythiques qui ont enfiévré les nuits parisiennes jusqu’à l’aube de la Première Guerre mondiale. Mais d’autres grandes villes françaises connurent de mémorables heures d’insomnie durant la Belle Époque et les Années folles. Bordeaux fut l’une d’elles.

Le café-concert, un spectacle pour tous

L’ancêtre du café-concert est né vers 1770 dans les premiers débits de boissons parisiens, où les clients pouvaient siroter leurs consommations tout en écoutant des musiciens. Très en vogue sous le Directoire et le Consulat, ce spectacle est interdit sous l’Empire et la Restauration. Puis il renaît sous le règne de Louis-Philippe, et les chanteurs s’adjoignent aux musiciens.

Dans ces premiers cafés-concerts (ou cafés-chantants), les chanteurs ont l’obligation de se produire en habits de ville pour « ne pas empiéter sur le domaine des théâtres » : habit noir pour les hommes, robe décolletée pour les dames.
Ce n’est qu’en 1867 que le décret Doucet autorise les cafés-concerts à présenter des artistes déguisés en costume, à monter de petites pièces, à changer les décors. Les chanteurs, qui peuvent dorénavant sortir du lot grâce à leur tenue, se spécialisent progressivement dans des registres bien définis : Yvette Guilbert sera la diseuse audacieuse qui contourne la censure ; Esther Lekain, « la Sarah Bernhardt de la chanson » ; Paulette Darty, la chanteuse sentimentale. Chez les hommes : Aristide Bruant campera l’argotier poétique ; Dranem, le comique idiot ; Mayol, le chanteur de charme.

Pour un prix modique – seules les consommations sont à la charge du client –, ces divertissements de masse apportent aux plus humbles l’oubli de leurs tracas quotidiens.

Le décret Doucet permet également d’ajouter au tour de chant diverses attractions, issues pour beaucoup du cirque : jongleurs, clowns, acrobates, trapézistes, dresseurs d’animaux, illusionnistes, mimes et danseuses. C’est ainsi que le café-concert disparaît peu à peu au profit du spectacle de variétés, plus connu sous le nom de « music-hall », et de la revue. Mistinguett, Joséphine Baker, Maurice Chevalier en sont les nouvelles étoiles.

Des fans qui cassent les fauteuils

Cette mutation du « caf’conc’ » entraîne la construction des grands établissements parisiens, dont le luxe attire une clientèle huppée. Désormais on paie sa place, on ne boit plus et on ne fume plus dans la salle.
Bordeaux compte également de nombreux temples des variétés propres à accueillir les grands interprètes venus de la capitale. En outre, l’Aquitaine constitue un vivier d’artistes qui, après avoir fait leurs preuves à Paris, reviennent se produire dans leur région natale, comme Ouvrard et Paulus.

L’un des plus anciens cafés-concerts bordelais, L’Alcazar, ouvre ses portes en 1861 dans le quartier de La Bastide. En avril 1901, le public y applaudit une fantaisie d’Éloi Ouvrard, interprétée par lui-même et son épouse. La promesse de l’affiche est alléchante : 2 500 éclats de rire en 30 minutes ! Né à Bordeaux en 1855, Ouvrard est le créateur du genre comique troupier, et l’auteur de quelque 800 chansons.
Paulus (de son vrai nom Paul Habans) est toujours accueilli avec succès lors de ses fréquents passages à Bordeaux depuis ses débuts à L’Alcazar. Et ce malgré son caractère très indépendant… et ses énormes cachets. Cachets qu’il dépense en coûteuses acquisitions, dont le Bataclan, à Paris, et le vignoble bordelais du Clos Paulus. Originaire de Bayonne, il s’éteint en 1908 à Saint-Mandé après avoir traversé de graves difficultés financières.

L’Alcazar, Bordeaux
L’Alcazar, 13 place Stalingrad, Bordeaux (transformé en immeuble d’habitation). Carte postale ancienne

Dans le centre de la ville, les Folies-Bordelaises de la rue Sainte-Catherine connaissent des soirées triomphales jusqu’à leur fermeture en 1893.
Yvette Guilbert y promène toute jeune sa silhouette longue et mince. Elle porte alors une robe de soie d’un vert strident, sur lequel tranchent son chignon roux et ses longs bras gainés de gants noirs. Ces effets de toilette ne suffisent pas à faire passer la pilule auprès d’une bonne société frileuse : « Elle personnifie le détraquement et l’affaissement moral et prêche l’un et l’autre avec l’autorité fougueuse de la rampe et la netteté crue de l’exhibition », affirme un chroniqueur de l’époque. C’est pourtant une salle comble à éclater qui, en 1891, la gratifie d’une chaude ovation après chacune de ses chansons.

Bien plus déchaînés se montrent les spectateurs de la dernière soirée des Folies-Bordelaises à l’occasion de la fermeture définitive de l’établissement : « Voilà nos gaillards qui envoient sur la scène les petits bancs, puis les écrans, puis les tentures de leur loge, accompagnés d’une pluie de confettis. (…) Une voix d’abord, puis dix, puis cent, puis mille se font entendre, réclamant le directeur, M. Bory (…). La salle entière est debout : on crie, on trépigne ; c’est un délire ! »
L’anecdote, rapportée par un chroniqueur de la Petite Gironde, illustre à merveille l’ambiance des cafés-concerts, où le spectacle se joue aussi bien sur scène que dans la salle !

À côté des établissements ouverts toute l’année que sont L’Alcazar, les Folies-Bordelaises, les Bouffes-Bordelais, le Théâtre-Français, l’Apollo, l’Alhambra, le Fémina, la Scala, d’autres ne fonctionnent qu’à la belle saison, comme le Casino des Quinconces.

Du caf’conc’ au music-hall : le Casino des Quinconces

Bien que des artistes célèbres s’y soient produits (Bruant, Ouvrard, la danseuse Loïe Fuller…), le Casino des Quinconces ne payait pas de mine. Il s’agit d’une construction modeste et démontable en bois peint, édifiée pour la saison d’été. Plusieurs architectures éphémères se succèdent ainsi de 1882 à 1936, connues pour certaines sous l’appellation « Casino des Quinconces ».

Avides de distractions à la belle saison, les Bordelais partent en excursion à la campagne le dimanche et les jours fériés. La municipalité, soucieuse de leur offrir des divertissements intra-muros, autorise en 1882 la création d’un premier casino place des Quinconces dans l’enceinte de l’exposition de la Société philomathique. Pourtant, le casino suivant ne sera remonté qu’en 1893, la Ville de Bordeaux ayant entre-temps refusé un projet susceptible de porter ombrage aux débitants de boissons. Conçu par Cyprien Alfred-Duprat, grande figure de l’architecture bordelaise, cet établissement attire une foule de citadins séduits par la variété du programme : clowns, chiens savants, danseuse serpentine et bien sûr chanteurs de caf’conc’.

Les projets conservés aux archives municipales prouvent que le succès de cette entreprise n’a pas faibli après la Première Guerre mondiale, bien au contraire. Alfred-Duprat est chargé en 1920 de concevoir les plans du dernier casino dressé sur la place jusqu’en août 1936, date à laquelle il est démoli.

Mais en plein boom des Années folles, le café-concert ne fait plus recette… Place aux revues locales à grand spectacle inspirées des luxueuses revues parisiennes montées aux Folies-Bergère ou au Casino de Paris.

À la fin de la saison 1935, Tichadel présente l’une des dernières revues du Casino des Quinconces. Le souvenir de cet artiste et directeur de théâtre reste ancré dans la mémoire des Bordelais grâce aux fameuses « tournées Tichadel », animées par de jolies girls ruisselantes de paillettes, de strass et de plumes.

Que reste-t-il du music-hall de nos jours ? L’arrivée du cinéma, puis du disque et de la télévision, l’a indéniablement concurrencé. Seules les revues à grand spectacle du Moulin-Rouge et du Lido se sont maintenues à Paris. Le dernier cabaret de Bordeaux, le Caesar’s de Janjan, a vaillamment résisté jusqu’à ces dernières années.

Ironie du sort : un cinéma est installé depuis les années 1920 au Théâtre-Français, l’un des hauts lieux du café-concert et du music-hall à Bordeaux…

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