Bacchus triomphant : l’histoire de la fête du vin à Bordeaux
Après un article consacré aux bains publics à Bordeaux au XIXe siècle, il était temps de rétablir l’équilibre en abordant la question de l’importance du vin pour la ville. Mais étant une piètre buveuse, j’ai préféré m’attaquer au sujet dans le sillage de l’exposition proposée par les archives municipales : Bordeaux, le vin en fête.
Le succès de « Bordeaux fête le vin » — dont nous avons célébré le vingtième anniversaire cette année — n’est pas sans rappeler celui de manifestations plus anciennes (foires, expositions et fêtes des vendanges) qui ont consacré le vin comme boisson emblématique des réjouissances populaires.
L’ancêtre de la fête du vin à Bordeaux : la foire du Moyen Âge
Les fêtes du vin à Bordeaux trouvent leur origine dans les foires du Moyen Âge, documentées depuis le XIIIe siècle lorsque Jean Sans Terre autorisa les Bordelais à instituer une foire aux vins. Destinée à développer le commerce vinicole, cette manifestation permettait d’échanger du claret gascon contre diverses marchandises, comme les étoffes et les laines anglaises ou les poissons salés d’Europe du Nord. Au milieu du XIVe siècle, Bordeaux était même l’une des rares villes en France à organiser deux foires par an sur décision du roi Édouard III.
Supprimées puis rétablies au fil de l’histoire, les foires se tinrent parfois à des dates totalement incohérentes par rapport au cycle de la viticulture. Ainsi sous Louis XI, au XVe siècle, étaient-elles organisées au mois d’août, lors de la fête de Notre-Dame, alors que les vendanges n’avaient pas encore eu lieu !
Les foires connurent un nouvel essor pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, grâce aux efforts déployés pour l’entretien et la sécurisation du réseau routier dans un contexte de paix intérieure. C’est également à cette époque que la foire de Bordeaux fut circonscrite à la cour et la place de l’ancienne bourse des marchands, sur l’actuelle place du Palais. Auparavant, les étals s’égrenaient dans les rues sans plan prédéterminé. L’intendant Tourny, quant à lui, choisit de déplacer la foire dans la nouvelle bourse, sur la place Royale, et d’abriter les commerçants sous des tentes. La manifestation prit progressivement de l’importance, en s’étendant vers la porte de Bourgogne.
Jusqu’à la Révolution, ces marchés étaient toujours annoncés en grande pompe : un héraut lançait le « cri de la foire » au son des trompettes aux carrefours, sur les places publiques et dans les ports. Cependant, aucune fête ne fut entièrement consacrée au vin de Bordeaux sous l’Ancien Régime — bien qu’il fût considéré comme un élément incontournable des manifestations populaires. La visite d’un personnage important pouvait être saluée par l’installation de fontaines à vin commandées par la ville ; les mascarades et autres processions donnaient lieu au défilé du char de Bacchus, le dieu du vin chez les Romains, avec distribution de vin et de victuailles à la clé.
Une exposition universelle sur la place des Quinconces
Ce n’est qu’en 1853 que la municipalité décida de transférer de nouveau la foire, cette fois sur une large esplanade ouverte sur la Garonne : la place des Quinconces. Elle fut le théâtre d’évènements populaires considérables à partir de la seconde moitié du XIXe siècle et tout au long du siècle suivant, dont l’exposition « nationale, internationale et universelle » organisée par la Société philomathique de Bordeaux du 1er mai au 20 novembre 1895.
Fondée en 1808, la Société philomathique prônait l’étude des arts et des sciences afin d’encourager le développement des progrès technologiques. Outre son rôle de formation des adultes, l’institution proposait des expositions grand public destinées à promouvoir les produits de l’industrie locale — notamment le vin, bien entendu.
La conception de l’exposition fut confiée à l’architecte Joseph Albert Tournaire (rien de moins que Grand Prix de Rome), qui aménagea quelque 30 000 m² d’installations ! Pavillons, palais éphémères, jardins, pelouses et plantations furent inaugurés officiellement le 11 mai en présence de membres du gouvernement et du président du Conseil. L’exposition reçut même la visite du président de la République, Félix Faure himself, célébré comme il se doit par un banquet arrosé de vins prestigieux.
Pendant six mois, Bordelais et touristes vécurent au rythme des nombreuses animations programmées en marge de l’exposition : course de chevaux et d’échassiers entre Bordeaux et La Rochelle, concerts, représentations théâtrales, mises en lumière (électrique, s’il vous plaît) le soir, fête nautique, feux d’artifice, retraites aux flambeaux, bals populaires, congrès de chant grégorien… Sans compter les attractions visibles dans l’exposition proprement dite (villages annamites, palais de l’électricité, palais des ombres chinoises, aquarium, etc.).
Mais le cœur battant de l’exposition résidait dans le palais des vins : face au fleuve, entre les colonnes rostrales, un édifice de fer, de bois, de pierre, de verre et de faïence était entièrement voué à la glorification des vins de Bordeaux. Au centre du hall trônait une imposante jardinière ornée de figures allégoriques du Vin et du Cidre et couronnée d’une statue représentant un buveur — le tout entouré de pyramides de barriques et de tonneaux.
Lieu de rencontre privilégié entre producteurs et visiteurs cosmopolites, le palais était non seulement dédié à tous les crus de la Gironde, mais à la présentation des vins de Bourgogne, de Champagne, d’Alsace et de quelques appellations étrangères.
En misant sur des attractions en vogue, l’exposition de 1895 enregistra près de 2 125 000 entrées ! Une fréquentation toutefois sans commune mesure avec les Expositions universelles en France sous la IIIe République, conçues pour célébrer la renaissance du pays après la guerre de 1870-1871 en démontrant l’excellence de ses savoir-faire, la vigueur de son essor industriel et la puissance de son empire colonial.
Bacchus triomphant, mais pas méchant
Le début du XXe siècle marqua enfin l’avènement des fêtes largement consacrées au vin de Bordeaux, dans un esprit résolument régionaliste, tournées vers la promotion de toute une filière économique. Organisées par les professionnels du secteur, des groupes de presse régionaux ou des municipalités, ces fêtes transformèrent les grands centres de négoce (Bordeaux, Beaune, Reims…) en hauts lieux de foires et de divertissement en tout genre. L’occasion de combattre la baisse des cours du vin en mettant l’accent sur la qualité des produits locaux et en propageant l’image d’un vigneron laborieux, respectueux d’un savoir-faire transmis de génération en génération.
Ces intérêts commerciaux, économiques et publicitaires étaient défendus par un puissant lobby composé de députés des régions productrices de vin, qui contribua à diffuser auprès des consommateurs une image flatteuse du monde viticole : lisse, passéiste, en contradiction avec la modernisation des outils de production alors à l’œuvre. De plus, ces fêtes du vin ou des vendanges assimilaient le vin à un signe d’appartenance à la nation en perpétuant un lien avec les célébrations des travaux des champs sous l’époque révolutionnaire.
À tous égards, la fête des vendanges organisée par le journal La Petite Gironde en septembre 1909 fit date à Bordeaux et dans la région ! La Petite Gironde, quotidien régional bon marché, fut fondée par l’imprimeur et éditeur Gustave Gounouilhou en 1872. Sa diffusion dans plus de 3 000 villes la plaça parmi les grands titres de presse régionaux, jusqu’à la suspension de la publication le 28 août 1944. Dès le lendemain paraissait le premier numéro de Sud Ouest.
L’initiative du journal bordelais d’organiser non pas une exposition, mais une fête aussi spectaculaire que brève, succédait aux nombreux déboires subis par le monde du vin dans la seconde moitié du XIXe siècle. En effet, l’oïdium, le phylloxéra et le mildiou avaient engendré une diminution de la qualité et des volumes produits. La filière dut également faire face à des affaires de fraude, ainsi qu’aux premières campagnes de lutte contre l’alcoolisme.
Dans un article paru dans ses colonnes le 22 avril 1909, La Petite Gironde dévoila son ambition de glorifier la vigne, le vin, et d’apporter son soutien à un secteur fragilisé grâce à une fête d’envergure — mais de qualité.
Pour un public friand de revues-spectacles et d’opéras, on fit construire par deux architectes de renom, Cyprien Alfred-Duprat et Pierre Ferret, un amphithéâtre pouvant accueillir 25 000 personnes ! Ce chantier colossal, mené en seulement cinq semaines, n’avait d’autre but que de fournir un écrin à une œuvre musicale rendant hommage aux travaux agricoles : Bacchus triomphant. Créée en moins de trois mois sur une musique de Camille Erlanger et un livret d’Henri Cain, elle rassembla 250 musiciens, 600 choristes, 1 500 figurants, 150 danseuses et 2 têtes d’affiche prestigieuses : Lucien Muratore (premier ténor de l’Opéra de Paris) et Régina Badet (danseuse de l’Opéra comique).
Le premier acte célébrait les bienfaits de la terre sacrée : hommes, femmes et enfants se pressaient autour du char de Cérès, la déesse des moissons, lorsque Bacchus entra en scène, drapé dans une écharpe pourpre et couronné de lierre. S’ensuivit un ballet mêlant sylvains, faunes et dryades.
L’intrigue se corsa après l’entracte avec le déferlement des hordes du terrible Hunther, qui menaçaient d’assiéger Burdigala ! Soudain, une vierge gauloise vint à la rencontre du guerrier et l’invita à boire une coupe de vin… La magie du breuvage anéantit la haine du barbare.
La cité antique (figurée par un mur de scène imitant un tronçon de rempart) étant sauvée, ses habitants purent de nouveau rendre grâces au cycle des saisons ; Bacchus reparut enfin pour couronner la reine des vendanges.
Plus de 100 000 spectateurs assistèrent à ce qui fut salué par la presse comme « un chef-d’œuvre d’opéra populaire et de plein air ». Et le plein air, ça creuse et ça donne soif… Fort heureusement, les organisateurs avaient aménagé des stands de dégustation et quelques restaurants sous les gradins.
Ces connotations bachiques des fêtes des vins en France tendaient à enraciner la viticulture dans une tradition plus que millénaire, tout en revivifiant le paganisme rural. Cependant, l’image de Bacchus qu’elles véhiculaient (un bon vivant inoffensif) constitue une rupture par rapport aux mythes greco-romains, où la raison est abolie par l’excès de vin, entraînant déchaînement orgiaque et propagation du chaos. Ce renversement de l’iconographie du dieu du vin est particulièrement visible sur la carte postale ci-dessous : Bacchus y apparaît comme un adolescent, assis sur un trône d’où il surplombe un groupe de satyres et de bacchantes inspirés du peintre académique William Bouguereau.