Du fond de mon cœur : lettres inédites de Jane Austen
Raison et sentiments, Orgueil et préjugés, Northanger Abbey… La femme de lettres anglaise Jane Austen (1775-1817) n’a écrit que six romans, mais ses personnages issus de la gentry sont entrés dans notre culture littéraire — notamment grâce aux nombreuses adaptations destinées au petit et au grand écran. Connue de son vivant d’un cercle restreint de lecteurs, son ironie mordante et la critique sociale de ses contemporains la placent parmi les grandes figures de la littérature britannique. Or seuls quelques fragments de sa vie intérieure et personnelle nous sont parvenus, principalement sous forme de correspondance. Un vide que la publication des lettres à ses nièces par la maison d’édition girondine Finitude vient combler, pour le plus grand plaisir des Janéites, les admirateurs de la romancière.
Un portrait en ombres chinoises
Créées en 2002 par Emmanuelle et Thierry Boizet, anciens libraires girondins, les éditions Finitude bâtissent au fil de leurs parutions un très beau catalogue régulièrement salué par la critique et plébiscité par les lecteurs. J’aime particulièrement leur flair en ce qui concerne les (bons) premiers romans : En attendant Bojangles, d’Olivier Bourdeaut, c’est Finitude. La qualité du travail de ses fondateurs repose aussi sur leur sélection de textes français ou anglais inédits ; d’ailleurs, la maison est née avec la publication d’un manuscrit oublié de l’écrivain bordelais Jean Forton. Quelle ne fut pas ma joie de découvrir lors du salon du livre de Bordeaux, il y a bientôt trois ans, la première traduction française des lettres de Jane Austen à ses nièces ! Le soin apporté à la réalisation de l’objet livre était déjà source de ravissement, alors des écrits inédits de l’une de mes romancières favorites !… Vous pensez bien que j’ai dégainé le numéraire aussi vite que mon ombre.
La parution de ces lettres est d’autant plus appréciable que les sources biographiques de première main concernant l’autrice (échanges épistolaires et témoignages de sa famille) sont rares et lacunaires. Bien qu’elles vécurent rarement séparées, sa principale correspondante fut sa sœur Cassandra ; malheureusement, cette dernière brûla la quasi-totalité des lettres de Jane en 1843, deux ans avant sa mort. Pis, elle alla même jusqu’à censurer les quelques missives qu’elle choisit de conserver. À la lumière d’un tel comportement, quel crédit accorder à la première biographie de l’autrice, publiée par son neveu Edward Austen-Leigh (A Memoir of Jane Austen, 1869) ? En effet, cet ouvrage contribua à forger la légende de la good quiet Aunt Jane, celle d’une vieille fille placide et heureuse, dont la nombreuse famille (près d’une trentaine de neveux et nièces !) constituait le vrai pilier.
Pourtant, une lettre de la nièce préférée de Jane, Fanny, rédigée en 1877, mit à mal ce charmant tableau : « Il est tout à fait vrai que dans certaines circonstances, tante Jane ne se montrait pas aussi raffinée qu’elle aurait dû si l’on songe à son talent (…). Mes deux tantes avaient été éduquées dans la plus complète ignorance du monde et de ses us et coutumes (comme la mode, etc.) (…). Si lire ceci te chagrine, je t’en demande pardon, mais c’est ce qui est venu sous ma plume, et c’est la vérité. » La traductrice des lettres de Jane Austen à ses nièces, Marie Dupin, explique la dureté de Fanny — véritable trahison aux yeux des Janéites — par sa volonté de mettre à distance une parente jugée vulgaire d’après les critères d’une société victorienne guindée et prude. La tentation pour les biographes postérieurs de brosser le portrait de Miss Austen en femme aigrie, en proie à des périodes de grande tristesse et enchaînée à une famille déplaisante fut donc grande.
Le recueil de lettres publié par Finitude démontre, au contraire, combien Aunt Jane fut proche de ses nièces Fanny et Anna, toutes deux nées en 1793 alors qu’elle avait à peine dix-sept ans. Fidèle aux préceptes éducatifs de son père George, la jeune femme ne fut avare ni de conseils ni d’encouragements dans les domaines susceptibles d’intéresser ces demoiselles — nous verrons lesquels par la suite. Pour avoir séjourné à plusieurs reprises au cottage de Chawton, le domicile de Jane, Cassandra et leur mère à partir de 1809, leur nièce Anna garda le souvenir d’une vie paisible, rythmée, comme le confirme Marie Dupin, « par les tâches domestiques, les visites aux membres de sa famille, quelques “party”, les travaux d’aiguille et la lecture. Jane ajouta l’écriture à ce programme. »
Conseils de tante Jane à une jeune autrice
Jane Austen est l’autrice de six romans (dont deux publiés à titre posthume), qui lui valurent un certain succès dans les milieux autorisés — sans commune mesure avec l’engouement alimenté par les adaptations télévisées et cinématographiques des vingt-cinq dernières années. En dépeignant les mœurs des classes aisées qu’elle fréquentait sur un ton parfois persifleur, Jane parvint à mettre en exergue la complexité des relations sociales en vigueur durant la Régence. Ambition, convoitise, avarice : aucun travers n’échappait à la sagacité de Miss Austen, qui condamnait implicitement, par la seule force de son ironie, le snobisme, l’égoïsme, voire la vanité de certains personnages. Son attachement constant à une étude des mœurs, et partant sa critique des romans sentimentaux de la seconde moitié du XVIIIe siècle, amorcèrent la transition vers le réalisme littéraire du siècle suivant.
Née à Steventon, petit village du sud de l’Angleterre dont son père était le pasteur, Jane Austen est la seconde fille d’une fratrie de huit enfants. Fait exceptionnel pour l’époque, George, le père de Cassandra et Jane, tenait à ce que ses filles fussent aussi bien éduquées que leurs frères. La maîtrise de la langue française et l’acquisition d’une solide culture littéraire firent partie de l’apprentissage. Jane écrivit ses premiers textes vers l’âge de douze ans, pour son propre plaisir et celui de sa famille. Puis ses écrits se firent plus longs et plus complexes avec l’achèvement vers 1795 de Lady Susan, un roman épistolaire mettant en scène une femme à l’intelligence et à la force de caractère hors du commun. Puisque ses ouvrages furent publiés anonymement de son vivant, sa renommée ne s’amplifia qu’à partir de la réédition de ses œuvres complètes en 1833.
C’est donc avec une joie non dissimulée qu’Aunt Jane aiguille sa nièce Anna dans la rédaction de son premier roman. Au-delà de leur affinité intellectuelle, Jane et Anna partagent vraisemblablement le même humour ; la romancière débutante accorde donc toute sa confiance à son aînée, qui la conseille, l’encourage et même corrige les chapitres au fur et à mesure qu’elle les reçoit. L’autrice d’Orgueil et préjugés est particulièrement attentive au respect des convenances. Par exemple, il est parfaitement inconcevable qu’un personnage de rang élevé soit présenté à un individu de condition inférieure ; la situation inverse est, en revanche, tout à fait plausible. De même, une lady au tempérament prudent ne saurait se conduire de façon inconséquente — voire déraisonnable. Enfin, attention aux écarts de langage qui ne siéent pas aux gens bien nés !
Ce n’est pas parce qu’on est une femme dotée de quelques prétentions littéraires que l’on doit se contenter de protagonistes insipides : Jane conseille ainsi à Anna de s’écarter du classique héros de romans, « jeune homme séduisant, aimable et irréprochable (comme il en existe si peu dans la vraie vie), désespérément amoureux et tout cela en vain ». Mais la recommandation qui traduit le mieux les propres ambitions de Jane Austen est probablement la suivante : s’en tenir à la peinture d’un milieu que l’on connaît. Lorsque l’on ignore tout des usages d’un pays étranger, mieux vaut ne pas y accompagner ses personnages. Pour celle qui se comparait à une miniaturiste, « trois ou quatre familles dans un village de campagne, voilà la meilleure matière à travailler. »
Une fois mariée, Anna délaissa peu à peu son projet de roman. Puis ce fut au tour de sa demi-sœur, Caroline, de tourner dès l’âge de neuf ans quelques histoires qui firent les délices de sa tante. Cette dernière reprit alors son rôle de conseiller littéraire par lettres interposées en prodiguant ses suggestions sur le mode bienveillant, sans jamais aller à l’encontre des goûts de la petite fille.
Conseils de tante Jane à une jeune femme amoureuse
Les lettres à sa nièce Fanny, les plus longues et détaillées du recueil, sont d’une autre nature. En effet, elles égrènent des avis en rapport avec la grande affaire de la vie de Miss Knight : l’amour. Sa tante a beau avoir fini ses jours célibataire auprès de sa mère et de sa sœur, elle n’était pas totalement étrangère aux sentiments susceptibles de rapprocher un homme et une femme. Deux de ses prétendants en firent les frais après avoir vu leurs demandes en mariage déclinées. Absence de sentiments ? Empêchement familial ? Les raisons qui conduisirent Jane Austen à ce choix lui appartiennent, mais elle tenta constamment d’avertir Fanny des dangers d’une union dépourvue d’amour. À l’orpheline de mère qu’elle considérait presque comme une « deuxième sœur », l’autrice fit voir la dépendance des femmes à l’égard du mariage, censé leur procurer position sociale stable et sécurité financière. Sans toutefois aller jusqu’à s’établir, Jane Austen put mesurer les limites de la condition féminine de son temps : elle ne fit jamais paraître ses écrits en son nom, la revendication du statut d’autrice par une dame de son milieu n’aurait pas été convenable.
Cela dit, aux yeux de Jane, rien ne sert de courir : à quoi bon attendre la fin de ses jours avec la corde au cou si les caractères des époux ne sont pas compatibles avec l’état matrimonial ? Pour la promise, ce serait passer d’une dépendance à une autre, de la tutelle du père à celle du mari. Un sujet récurrent des romans austéniens que l’on retrouve dans ses relations épistolaires avec Fanny ; la femme de lettres y déploie sa fibre romantique autant qu’elle emploie son bon sens afin de modérer les élans de sa nièce. À chaque nouvelle amourette, Jane enjoint énergiquement la fiancée potentielle à ne s’engager qu’après mûre réflexion et uniquement si elle apprécie son prétendant : « Tout est préférable, tout peut être enduré plutôt qu’un mariage sans affection. »
De telles unions sont effectivement légion dans les ouvrages de Jane Austen, notamment son roman le plus populaire Orgueil et préjugés (1813) ; songeons, par exemple, au mariage de la vive et intelligente Charlotte avec le pompeux révérend Collins. Si l’affection entre deux jeunes gens en âge de convoler en justes noces est une condition nécessaire, elle repose parfois sur des bases dangereusement mouvantes — surtout au temps des premières amours… L’insouciante Lydia tomba sous le charme de l’officier George Wickham (et de son uniforme), au point de prendre la poudre d’escampette avec le bellâtre avant même l’officialisation de leur union (shocking!). Ils se marièrent et eurent de nombreuses dettes à régler, car ils vécurent constamment au jour le jour. À l’inverse, la répulsion réciproque des personnages principaux, Elizabeth Bennet et Mr Darcy, céda la place au plus parfait bonheur conjugal. Elizabeth avait pourtant refusé la première demande en mariage de Darcy, laissant ainsi échapper la promesse d’un avenir enviable : à l’époque, elle ne partageait pas les sentiments du gentleman. Toute ressemblance avec une autrice ayant existé serait purement fortuite…
Une chose en entraînant une autre, Jane met également en garde sa nièce chérie contre les dangers de nombreuses maternités : « En ne te consacrant pas au métier de mère trop tôt dans ta vie, tu conserveras ta jeunesse de constitution, d’esprit, de silhouette et d’allure. » Mais en l’absence de contraception médicamenteuse, Aunt Jane lui aurait volontiers prescrit, le cas échéant, un remède frappé au coin du bon sens : « Cette bonne Mrs Deedes ! J’espère que tout se passera pour le mieux pour sa petite Marianne [son dix-huitième enfant], et ensuite, je leur recommanderai, à elle et Mr D., de pratiquer ce régime assez simple que nous appelons faire chambre à part. »
Ah ! L’éternelle tension entre la « raison » et les « sentiments » !… Fanny, devenue l’ingrate lady Knatchbull, s’était forgée la certitude que le raffinement de Jane Austen ne s’étendait pas aux falbalas. Soit. Mais sa connaissance du monde et des méandres du cœur humain était de loin la plus précieuse.