Sur les pas de… Jules Verne à Bordeaux
Jules Verne (1828-1905) fut l’un des premiers auteurs à mêler avec succès science-fiction, aventure et fantastique. À tel point qu’il figure parmi les écrivains français les plus traduits en langue étrangère, et pour cause : ses œuvres constituent un ensemble romanesque exceptionnel, reflet d’une époque troublée par l’évolution du monde mais qui n’entendait pas renoncer au rêve. Mondialement célébré pour ses Voyages extraordinaires, l’écrivain sillonna lui-même le globe en paquebot ou à bord de ses propres bateaux à voile. Je vous invite à suivre Jules Verne à Bordeaux, qu’il visita plus longuement que prévu en 1858.
Tous mes remerciements vont à Daniel Salmon, fidèle lecteur du Bordographe, qui a eu la gentillesse de partager ses recherches sur le sujet.
L’écrivain du voyage imaginaire
Ayant refusé de reprendre la charge d’avoué de son père, Jules Verne, natif de Nantes, débuta sa carrière littéraire par l’écriture de pièces de théâtre, de livrets d’opérette et de nouvelles. Il se tourna vers le roman sous l’influence de l’écrivain américain Edgar Allan Poe, auquel il vouait une grande admiration. Cinq semaines en ballon, le premier roman de Jules Verne, parut en 1862 ; il connut un tel succès international que le contrat liant l’écrivain à son éditeur Pierre-Jules Hetzel fut en vigueur pendant vingt ans. Les Aventures du capitaine Hatteras (1864-1865) initièrent une incroyable série de romans réunis sous l’appellation Voyages extraordinaires, dont le caractère fictif était doublé d’une dimension éducative chère à l’éditeur du Magasin d’éducation et de récréation.
À sa disparition en 1905, à l’âge de soixante-dix-sept ans, Jules Verne avait publié pas moins de 62 romans et 18 nouvelles, fruits d’un labeur régulier, d’un travail de documentation méticuleux à la Bibliothèque nationale de France et de voyages de par le monde.
Le thème du voyage imaginaire tient donc une place centrale dans son œuvre — bien que la science se substitue au merveilleux des contes de notre enfance. Le héros vernien a pour ambition d’arpenter toute la surface de la Terre (et parfois ses entrailles) afin d’en découvrir les lieux jusque-là inexplorés. Cette caractéristique domine quelques-uns des romans les plus hardis de Jules Verne, dont Voyage au centre de la Terre (1864). Il raconte comment le géologue allemand Otto Lidenbrock découvre dans un vieux manuscrit le cryptogramme mis au point par Arne Saknüssem, alchimiste islandais du XVIe siècle. S’ensuit un périple qui se présente comme une remontée dans le temps : Lidenbrock, son neveu Axel et leur guide islandais découvrant que vivent des créatures préhistoriques au cœur de la planète bleue.
Dans un souci d’appropriation du monde, les protagonistes de Jules Verne s’ingénient à dresser des cartes de régions inconnues et à entreprendre la relation de leurs aventures. Si certains romans prennent la forme d’un récit de voyage, genre alors en pleine expansion, c’est qu’il y fut incité à la suite de sa rencontre avec l’explorateur et géographe Jacques Arago. Devenu aveugle, il n’en continua pas moins de parcourir le monde et d’écrire des pièces de théâtre.
Les recherches scientifiques de l’époque furent également une grande source d’inspiration pour l’auteur des Voyages extraordinaires ; on en décèle l’influence dans le Nautilus du capitaine Némo (Vingt mille lieues sous les mers, 1869) et le Géant d’acier, une locomotive en forme d’éléphant imaginée pour La Maison à vapeur (1880).
Cependant, cet intérêt pour les sciences n’exclue en rien un penchant prononcé pour le fantastique comme dans Le Château des Carpathes (1892). La bâtisse abandonnée est l’objet des superstitions et de l’imagination des villageois qui vivent aux alentours, renforcées par la multiplication des motifs fantastiques traditionnels tels que monstres aériens, voix étranges et fantômes. Mais le mystère est finalement dissipé par une explication scientifique toute rationnelle. Jules Verne exploite la même veine dans Le Sphinx des glaces (1897), hommage aux Aventures d’Arthur Gordon Pym d’Edgar Allan Poe. En tentant d’approcher le pôle Sud, une expédition retrouve la trace du héros de Poe et découvre par la même occasion un étrange sphinx à proximité du pôle : bizarrerie de la nature ou construction d’une civilisation disparue ?
Le plus célèbre périple de l’œuvre de Jules Verne est sans doute Le Tour du monde en quatre-vingts jours, paru en 1872. Le lecteur est embarqué dans le sillage de Philéas Fogg, Anglais flegmatique qui relève le pari d’une circonvolution en un temps record avec son domestique français Jean Passepartout. Ce voyage mouvementé, alliant humour et suspense, est fréquemment entravé par la turbulence du monde d’alors : attaque de Sioux, tempêtes, voies ferrées interrompues au beau milieu de contrées inhospitalières… Sans compter les manœuvres de l’agent Fix, persuadé d’être aux trousses d’un audacieux voleur de banque, qui tente par tous les moyens de retarder l’avancée du héros.
En dépit de son empreinte imaginaire et fantastique, l’univers engendré par Jules Verne ne fait donc pas totalement abstraction des grands évènements contemporains tels que la guerre franco-prussienne de 1870 (Les Cinq Cents Millions de la Bégum, 1879), la guerre de Sécession (Nord contre Sud, 1887), la conquête de l’Algérie (L’Invasion de la mer, 1905), les progrès du capitalisme (L’Île à hélice, 1895) ou de la science (Robur le Conquérant, 1886). De ce point de vue, ses ouvrages sont susceptibles de captiver un large lectorat — bien au-delà du champ de la littérature jeunesse à laquelle ils furent longtemps assimilés.
Voyage à reculons jusqu’en Écosse
Passionné de science et de géographie, Jules Verne incorpora quelques aspects de son expérience de voyageur à ses travaux littéraires. Une légende familiale lui prêtait même à onze ans la volonté de s’embarquer en tant que mousse sur un navire en partance pour les Indes. Quelle mouche l’avait donc piqué ? Il s’était juré de rapporter un collier de corail à sa cousine Caroline, dont il était amoureux. Rattrapé in extremis par son père, le petit Jules lui aurait alors promis de ne plus voyager qu’en rêve. Anecdote largement déformée par l’entourage du jeune garçon ou mensonge bâti de toutes pièces ? Quoi qu’il en soit, rédigeant ses Voyages extraordinaires, Jules Verne devint lui-même voyageur. Une propension à la bougeotte qu’il devait notamment à une enfance passée dans une grande ville portuaire : « Quel désir j’avais de franchir la planche tremblotante qui rattachait [les navires] au quai et de mettre le pied sur leur pont ! » De l’Amérique au pourtour méditerranéen en passant par les pays nordiques, il ne se contenta pas de circumnaviguer par la pensée une fois parvenu à l’âge adulte.
En 1858, le jeune homme de trente ans venait de débuter sa carrière littéraire. Au mois de février, la pièce qu’il avait écrite avec Jacques Offenbach, Monsieur de Chimpanzé, ne souleva pas l’enthousiasme du public des Bouffes parisiens. L’occasion de changer d’air se présenta en juillet de la même année : le frère de son ami nantais Aristide Hignard leur offrit deux places à bord d’un navire à destination de l’Angleterre et de l’Écosse. L’embarquement devait avoir lieu à Saint-Nazaire, mais changement de dernière minute ! Le Hamburg partira finalement de Bordeaux… avec dix-sept jours de retard ! Jules Verne les mit à profit en consignant quelques notes qui constitueront la base d’un roman autobiographique inspiré de son premier grand voyage à l’étranger. Retrouvé dans les archives de la ville de Nantes et publié en 1989 sous le titre Voyage à reculons en Angleterre et en Écosse, le manuscrit avait été présenté à l’éditeur Hetzel en 1862, qui le refusa avant la parution de Cinq semaines en ballon.
Durant ce séjour impromptu, l’écrivain réside à l’hôtel de… Nantes (25, rue Esprit-des-Lois) à quelques pas du Grand Théâtre et des quais de la Garonne. Si les sentiments des protagonistes du Voyage à reculons concernant l’architecture de Bordeaux sont tantôt mesurés (« Bordeaux a l’aspect d’une grande ville avec les larges rues des quartiers nouvellement bâtis. »), tantôt catégoriques (la place de la Bourse leur paraît « assez peu présentable »), les grisettes bordelaises ne leur semblent pas dénuées d’intérêt.
Le travail des jeunes femmes en tant qu’ouvrières dans des ateliers de couture se développa en France en raison de l’industrialisation et de l’urbanisation massives de la première moitié du XIXe siècle. Le salaire de ces blanchisseuses, brodeuses, couseuses, tisseuses, repasseuses, gantières ou plumassières, surnommées les grisettes, oscillait entre 30 et 60 F par mois (soit 120-230 €). Insuffisant pour assumer la charge d’une famille ou d’un ménage, d’autant que les ouvrières étaient souvent employées à la journée. Leur place dans l’industrie du chiffon était donc précaire, leurs tâches dures et répétitives : une journée de travail pouvait atteindre 15 heures par jour, 6 jours sur 7. L’unique jour de repos de la semaine, le dimanche, était dédié au bal, dont la mixité sociale était propice aux rencontres — voire aux flirts — avec des hommes riches venus s’encanailler. Et du divertissement innocent aux plaisirs tarifés, mince frontière… En effet, les grisettes étaient définies comme des femmes de petite vertu ou de mœurs légères, assimilées à des prostituées dans les dictionnaires du XIXe siècle.
Les descriptions littéraires et les lithographies se sont souvent attardées sur leur charme, leur grâce et le soin qu’elles accordaient à leur tenue vestimentaire. Déjà vantée par Stendhal et Théophile Gautier, la joliesse des grisettes de Bordeaux opère à plein sur Jules Verne et son compère : « Elles sont presque toutes brunes avec leurs dents blanches ; leur corsage est appétissant, leur tournure alerte et gracieuse. » Sur la lithographie de Joseph Felon, les deux amies sont vêtues d’un caraco et d’une jupe qui laisse deviner un jupon blanc. D’après les observations de Gautier, « leur coiffure est très originale ; elle se compose d’un madras de couleurs éclatantes, posé à la façon des créoles, très en arrière et contenant les cheveux qui tombent assez bas sur la nuque. »
Dans un registre moins plaisant, Jules Verne aurait découvert l’une des attractions touristiques de Bordeaux les plus prisées à l’époque : les momies de l’église Saint-Michel. Victor Hugo, Stendhal, Gautier, Flaubert, les plus grands écrivains du XIXe siècle donnèrent de ces quelque soixante-dix cadavres des descriptions plus lugubres les unes que les autres.
Tout commença à la Révolution. Par crainte des épidémies, la suppression des anciens cimetières paroissiaux fut décidée en 1791. De celui de l’église Saint-Michel furent exhumées ces dépouilles particulièrement bien conservées grâce à un dépôt dans une sépulture chargée de chaux, selon la littérature locale. Le terme de « momies » peut donc prêter à confusion, puisque les corps des défunts n’ont bénéficié d’aucune technique d’embaumement particulière ; il s’agit ici d’une momification tout à fait naturelle. Placés dans la crypte de la flèche Saint-Michel, les corps devinrent l’objet d’anecdotes et de légendes tragiques enrichies au fil des ans : tel homme avait succombé à une éventration, tel autre était tombé en duel ; une famille entière aurait même péri d’une ingestion de champignons. Et que dire de ce jeune homme manifestement enterré vivant…
Des générations entières de Bordelais, petits et grands, furent les témoins de cette ronde macabre sous la conduite de guides improvisés. Certains d’entre eux n’hésitaient pas, afin d’impressionner les visiteurs, à se saisir des corps desséchés. Jusqu’en 1979, date à laquelle la crypte fut fermée en raison de la multiplication des bactéries, des champignons et des actes de vandalisme menaçant l’« intégrité » des momies. Elles reposent définitivement en paix depuis 1990 dans un ossuaire anonyme du cimetière de la Chartreuse.
Jules Verne détourna le souvenir de cette visite dans Voyage au centre de la Terre, lorsque Lidenbrock découvre un ossuaire d’animaux préhistoriques et un homme fossilisé qui remonterait à la nuit des temps : « C’était un corps humain absolument reconnaissable. Un sol d’une nature particulière comme celui du cimetière de l’église Saint-Michel, à Bordeaux, l’avait-il ainsi conservé pendant des siècles ? Je ne saurais le dire. Mais ce cadavre, la peau tendue et parcheminée, les membres encore moelleux — à la vue du moins —, les dents intactes, la chevelure abondante, les ongles des mains et des orteils d’une grandeur effrayante, se montrait tel qu’il avait vécu. »
La parenthèse bordelaise ne fut qu’une étape inattendue sur le chemin de l’Écosse, patrie d’un ancêtre de la mère de Jules Verne ; mais il fit rayonner la gloire de Bordeaux bien au-delà de ses frontières en la personne de Claudius Bombarnac, reporter bordelais lancé sur la ligne de chemin de fer transcaspienne. Nul doute que l’auteur et son héros auraient apprécié la récente inauguration de la ligne à grande vitesse Paris-Bordeaux !