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Georges Dorignac, le trait sculpté

Georges Dorignac, le trait sculpté

À l’occasion de l’exposition actuellement présentée à la galerie des beaux-arts de Bordeaux, je vous invite à découvrir l’art insaisissable du peintre et dessinateur bordelais Georges Dorignac (1879-1925). Actif dans la capitale à partir de 1902, il contribua à l’effervescence cosmopolite de l’école de Paris aux côtés de Modigliani et Soutine, tout en préservant son indépendance artistique. Cette singularité est due notamment à d’époustouflants dessins qui privilégient la dimension sculpturale des modèles — portraits, nus féminins ou figures de travailleurs. Oublié après sa mort prématurée en 1925, Georges Dorignac le serait toujours sans l’opiniâtreté des collectionneurs, marchands, conservateurs de musée et historiens de l’art qu’il continue de fasciner.

(Pour achever votre lecture en beauté, un concours en lien avec l’exposition vous attend à la fin de l’article !)

Des aquarelles lumineuses aux masques d’ébène

Né à Bordeaux en 1879 d’un père employé de la Société des chemins de fer du Midi, Léon-Georges Dorignac manifesta des dons précoces pour le dessin, décelés par son instituteur. Il entra donc à l’école municipale des beaux-arts de Bordeaux à l’âge de treize ans et y poursuivit sa formation jusqu’en 1898, durant laquelle il rafla de nombreux prix. Fort de ces prestigieux débuts, le Bordelais imita nombre de jeunes gens de sa génération pour qui l’École nationale des beaux-arts exerçait encore un puissant attrait : il « monta à Paris » afin d’intégrer l’atelier du peintre Léon Bonnat, qu’il quitta après quelques mois seulement.

Sa carrière artistique démarra véritablement dans les premiers mois de l’année 1901, après avoir été réformé du 40e régiment d’infanterie de Bayonne. Alors rattaché aux peintres de l’école espagnole, il signait ses œuvres « Jorge Dorignac » — scènes de cabaret, de tauromachie, vues de Saint-Sébastien et de l’Adour, portraits au fusain, puis des paysages de la Côte basque, de l’Île-de-France ou encore des natures mortes.

Dorignac exposa pour la première fois au Salon des indépendants dès 1902, et la reconnaissance officielle ne tarda pas : Léonce Bénédite, conservateur du musée du Luxembourg, surnommé « l’antichambre du Louvre », acquit pour son institution l’année suivante un carton de six aquarelles (aujourd’hui conservées au musée national d’Art moderne à Paris). Ce fut également en 1903 que Dorignac fit la connaissance de son plus fidèle mécène, Gaston Meunier du Houssoy, qui compta aussi au nombre de ses amis. Ce dernier remua ciel et terre afin de mettre en œuvre une rétrospective dans la ville natale de l’artiste après la disparition brutale de celui-ci, en vain, comme nous le verrons par la suite.

Les naissances rapprochées de deux de ses filles, en 1904 et 1905, lui inspirèrent des scènes de vie familiale d’une grande tendresse et d’un coloris tour à tour vibrant et délicat, que certains critiques comparèrent aux sujets traités par les impressionnistes Berthe Morisot ou Auguste Renoir — au grand dam de Dorignac.

Mais le développement d’un style absolument personnel ne prit corps qu’en 1911, vers l’âge de trente-cinq ans, alors qu’il occupait un atelier à La Ruche. Sise 2, passage Dantzig, dans le 15e arrondissement de Paris, la Ruche fut créée en 1902 par le sculpteur Alfred Boucher dans l’esprit d’un « phalanstère d’artistes ».

Dorignac y travailla à partir de l’été 1910 jusqu’à sa mort ; il y côtoya une colonie d’artistes en quête d’émulation et de liberté artistique, provenant principalement d’Europe centrale, comme le peintre Chaïm Soutine, les sculpteurs Ossip Zadkine et Constantin Brancusi. Le peintre et sculpteur italien Amedeo Modigliani figurait aussi parmi ses voisins et amis de La Ruche.

Ce fut au plus près de l’effervescence de l’école de Paris, qui fit rayonner l’art français pendant toute la première moitié du XXe siècle, que Dorignac entama sa « période noire » dans le domaine du dessin : des visages d’hommes et de femmes pareils à des masques d’ébène occupant presque tout l’espace de la feuille, des nus féminins d’un réalisme sans concession, en rupture radicale avec les portraits intimes et les scènes de maternité présentés dans la première salle de l’exposition de Bordeaux. En outre, on connaît de cette période quelques figures de prolétaires au travail puissamment exécutées à la sanguine.

Un dessinateur aux mains de sculpteur

Cette série de compositions au fusain et à la sanguine, poursuivie jusqu’en 1914, fit la célébrité de Georges Dorignac en son temps, mais encore de nos jours, et se place parmi les réalisations les plus singulières de l’art du dessin au début du XXe siècle. En dépit d’un nombre délibérément limité de sujets, ces chefs-d’œuvre se distinguent par leurs grandes dimensions, comparables à la peinture de chevalet, et une monochromie quasi systématique qui n’est pas sans rappeler l’art de la sculpture.

Ils suscitèrent aussi bien les jugements les plus perplexes que les avis les plus admiratifs, mais peu nombreux furent les critiques qui acceptèrent de reconnaître une forme de modernité dans l’art de Dorignac. Tandis qu’André Salmon et Guillaume Apollinaire considéraient que Dorignac se fourvoyait en adoptant un tel style, Auguste Rodin aurait déclaré à Meunier du Houssoy après avoir observé un dessin représentant des mains : « Regardez ses mains, […] ce sont des mains de sculpteur. » Un constat partagé par Salmon, en dépit de ses réticences face à la nouvelle manière de Dorignac : « Je l’imagine hésitant mais tenté par la sculpture. »

D’après certains commentateurs, ces dessins n’étaient que des études pour de grands décors muraux (peinture, tapisserie, mosaïque) pour lesquels l’artiste escomptait des commandes publiques. Or les rares commandes de décors en mosaïque — aujourd’hui disparus — qui lui furent passées, ainsi que les nombreux dessins préparatoires connus, sont d’un style décoratif totalement différent des grandes figures noires ou rouges, la feuille ou la toile étant totalement recouverte d’une grande variété de motifs stylisés.

La plupart des grands dessins en noir furent réalisés au fusain, parfois employé conjointement avec du crayon noir gras, du pastel ou de la pierre noire, rehaussé d’encre de Chine pour accentuer les ombres. Les compositions sont quelquefois dessinées sur un fond de couleur dorée obtenu grâce à de la cire ou sur un enduit de gomme arabique qui confère à l’ensemble un aspect vibrant. Ces effets de surface et d’épaisseur sont renforcés par le grain épais du papier. Un examen à la lumière rasante révèle même un certain relief, voire une matière que l’artiste travaillait à certains endroits de la feuille par soustraction, comme l’aurait fait un sculpteur, afin de faire apparaître en réserve la teinte du papier.

Même si elles furent parfois qualifiées de « bizarreries », suivant le mot du critique d’art Gustave Coquiot, ces feuilles aux beaux noirs profonds évoquent la densité des clairs-obscurs de Rembrandt, objets de la fascination déjà ancienne de Dorignac. De plus, l’exacerbation de la couleur noire dans l’œuvre graphique du Bordelais fait aussi penser, entre autres, aux dessins au crayon sur papier granuleux de Georges Seurat ou encore les fameux Noirs au fusain de son compatriote Odilon Redon.

Néanmoins, le cercle des collectionneurs s’élargit peu à peu, en même temps que crûrent les expositions aux Salons et dans des galeries prestigieuses (Durand-Ruel, Marcel Bernheim, Chéron…). Ce fut donc un artiste libéré des difficultés matérielles par des acquisitions de l’État, au sommet de son art selon la critique, engagé dans une intense activité, qui réalisa l’affiche du Salon d’automne de 1922. Dorignac y réaffirme subtilement son intérêt pour la sculpture en présentant un modèle féminin nu soutenant de sa main droite une statuette féminine reprenant à une échelle réduite sa propre position.

Qui pourrait dire ce que Georges Dorignac aurait pu encore produire, s’il n’avait disparu prématurément le 1er décembre 1925, à l’âge de quarante-six ans ? Serait-il devenu un authentique sculpteur, lui qui était issu d’une famille de marbriers béarnais ? Aurait-il poursuivi ses grands projets décoratifs auxquels il travaillait depuis 1913 et dont bien peu aboutirent en raison de leur coût prohibitif, à son grand désespoir ?

Dorignac et Bordeaux, une série de rendez-vous manqués

Au-delà du caractère romantique qu’implique le décès brutal d’un artiste dans la construction de sa légende, tout juste pouvons-nous affirmer que la postérité de Dorignac fut inversement proportionnelle à la brièveté de sa vie. Car après la dernière rétrospective qui lui fut consacrée à la galerie Marcel Bernheim en 1928, Dorignac glissa inexorablement dans une méconnaissance relative d’où l’ont tiré amateurs, conservateurs de musée et historiens de l’art parisiens puis bordelais.

Pourtant, quatre expositions furent organisées dès l’année suivant sa disparition ; sans compter ladite rétrospective, dont le carton d’invitation était on ne peut plus laudatif : « ses hautes qualités de coloriste s’affirmaient non seulement dans des peintures mais encore dans de limpides aquarelles qui, tout de suite, furent très recherchées. La mort est venue très prématurément clore une si remarquable carrière, mais l’œuvre qu’avait réalisée Georges Dorignac demeure, et de jour en jour elle se classe, conquérant la place définitive qui lui est assignée dans l’histoire de l’art contemporain. » Si place définitive il y avait, comment expliquer qu’elle ait pu lui échapper jusqu’au milieu des années quatre-vingt-dix, époque à laquelle sa renommée commença de regagner tout son lustre ?

De son vivant déjà, ses admirateurs — dont Meunier du Houssoy et le jeune critique d’art Jean-Gabriel Lemoine — s’étaient chargés de bâtir le mythe d’un artiste laborieux, travaillant seul, nourri par ses fréquentes visites d’étude au Louvre. Il est vrai que Dorignac lui-même se disait animé par une vocation quasi ascétique, entièrement tournée vers l’absolu de l’art : « On devrait travailler toute sa vie pour arriver à faire une toile. À vingt ans, on peut faire une toile en deux heures, à quarante on met deux mois. » Par conséquent, il n’était que mépris à l’égard des artistes produisant en série afin de satisfaire les marchands ; en cela ses soutiens l’opposèrent souvent aux artistes dits « modernes », prétendues incarnations de l’absence de travail, individus supposés lâches puisque soumis à la malhonnêteté du marché de l’art et des critiques. Il convient d’insister encore une fois sur le fait que Dorignac, à son échelle, contribuait également à ce marché, car il fut régulièrement soutenu par des galeries ayant pignon sur rue.

Malgré l’indéniable fascination exercée par son œuvre graphique, les changements de manière et de technique, ses incursions dans le domaine des arts décoratifs déroutèrent jusqu’à ses amateurs. Peut-être est-ce à cela qu’il faut avant tout attribuer la difficile reconnaissance de Dorignac, plutôt qu’à des traits de caractère propres à l’artiste. Cela dit, l’historien Jacques Sargos, l’un des pionniers de sa « réhabilitation », brossa le portrait de Dorignac en authentique « créateur maudit » dans un article paru en 1994. Il le décrit « indifférent aux intrigues indispensables à une carrière, considérant avec mépris toute concession au goût du public, tout relâchement qui l’éloignerait de sa recherche de la forme idéale ».

Si la « résurrection » de Dorignac fut problématique à l’échelle nationale, que dire du rapport qu’entretenait avec lui sa ville natale ! Première exposition monographique à Bordeaux, Georges Dorignac. Le trait sculpté vient clore une série de déconvenues accumulées depuis les années cinquante. Nommé conservateur du musée des beaux-arts de Bordeaux en 1939, Jean-Gabriel Lemoine tenta bien de le faire entrer dans les collections et d’organiser une rétrospective avec l’appui de Meunier du Houssoy. En effet, cette démarche coïncidait avec la volonté de Lemoine d’acquérir pour le compte du musée des œuvres d’artistes bordelais ou liés à l’Aquitaine, comme Albert Marquet, André Lhote ou Tobeen.

C’était sans compter l’attitude ambivalente des Bordelais eux-mêmes, qu’il jugeait « sensibles à ce qui peut ajouter un lustre à leur ville », mais qui « pratiqu[ai]ent, semble-t-il, une espèce de curieuse méfiance à l’égard de ceux d’entre leurs compatriotes qui ont moissonné des lauriers en dehors de chez eux ». De plus, aucun membre de la famille Dorignac n’a souhaité déposer ne serait-ce qu’une œuvre en vue de la réouverture du musée des beaux-arts de Bordeaux après la Seconde Guerre mondiale, en 1956. Motif : valeur sentimentale ou intérêt artistique insuffisant… Enfin, le projet de rétrospective bordelaise fut entravé par l’éloignement et la dispersion des œuvres, majoritairement conservées dans des collections publiques parisiennes ou en mains privées.

Malgré le regain d’intérêt pour la figuration dans les années d’après-guerre et l’insistance de Meunier du Houssoy, Jean-Gabriel Lemoine se trouvait donc dans l’impossibilité d’engager le musée bordelais dans un tel projet. Ce dernier ne fut relancé qu’au début des années 2000 par Francis Ribemont, conservateur au musée des beaux-arts, et Pierre Rosenberg, alors président-directeur du musée du Louvre. Il trouva enfin son aboutissement en 2017 dans l’exposition Georges Dorignac. Le trait sculpté coproduite avec le musée de la Piscine à Roubaix. Un effort méritoire de redécouverte, appuyé par l’entrée de quelques œuvres dans les collections du musée de Bordeaux — bien peu, hélas — et la parution de la première monographie consacrée à l’artiste due à Marie-Claire Mansencal, présidente de la Société des amis du musée des beaux-arts de Bordeaux. Dix ans après l’exposition Jane Poupelet, compatriote sculptrice de Dorignac, aucun artiste bordelais ne semble exclu du jeu des redécouvertes posthumes. Pour le plus grand plaisir des amateurs.

Tous mes remerciements à l’équipe du musée des beaux-arts de Bordeaux pour m’avoir permis de découvrir cette exposition en avant-première.

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