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Petite histoire des noms de rues de Bordeaux

Petite histoire des noms de rues de Bordeaux

Souvent pittoresques, parfois poétiques, et même tirés à hue et à dia par les aléas de la politique, les noms de rues de Bordeaux possèdent leur propre histoire. Bien qu’elles trahissent de temps à autre un manque cruel d’imagination, ces dénominations attestent d’us et coutumes aujourd’hui disparus — comme le droit d’un propriétaire d’attribuer son patronyme à une rue nouvelle. Mais en tant que jalons du passé, elles sont au cœur de la construction de notre mémoire collective, qu’il s’agisse de la traite négrière ou de l’histoire des femmes.

Moyen Âge : Dieu et ma topographie

L’essentiel de la voirie du centre historique était déjà en place au XIVe siècle. Toutefois, le terme de « rue » n’avait pas encore acquis le sens qu’on lui connaît aujourd’hui. Les Bordelais du Moyen Âge employaient indifféremment les noms de chemin, voie ou traverse (d’où l’actuelle rue Traversanne).
En outre, la rue pouvait alors désigner indifféremment une voie ou un quartier — comme en témoigne l’appellation de « la Rousselle », usitée dès le XIIe siècle. Certains axes étaient même connus par des périphrases : « la voie publique qui conduit à la mer » correspond peu ou prou à notre rue Esprit-des-Lois ; « la rue derrière le cimetière de Saint-Pierre » à la rue de la Cour-des-Aides.

Par conséquent, une part importante de noms de rues médiévales puisent leur source dans la topographie locale (la colline du Puy Paulin, les rivières du Peugue et de la Devèze), la présence d’un jardin (rue des Lauriers), d’une enceinte (rue des Remparts, rue Entre-deux-Murs), d’un puits (rue du Puits-Descujols), d’une colonie d’artisans (rues des Bahutiers, des Argentiers, des Faures…) ou d’une auberge (rue des Trois-Conils, cours du Chapeau-Rouge).

Mais les noms les plus anciens furent inspirés par la religion catholique plus fréquemment encore. Ils faisaient par exemple référence à un lieu de culte : la rue Sainte-Catherine — centre de l’activité commerçante de Bordeaux — conserve le souvenir d’une chapelle, aujourd’hui disparue, dédiée à sainte Catherine d’Alexandrie. Les couvents et les ordres monastiques n’étaient pas en reste. Nous devons la rue Clare aux sœurs clarisses arrivées à Bordeaux au XIIIe siècle, et la rue des Menuts aux moines franciscains appelés en gascon frays menuts (« frères mineurs »). Quant aux saintes et saints de tous pays, pas moins d’une cinquantaine d’artères s’y rapportent !

Révolution française : aux grands hommes la ville reconnaissante

Hormis les susdites étymologies, les noms des 2066 voies de Bordeaux versèrent maintes fois dans la célébration de personnages ou d’évènements historiques — quand ils ne perpétuaient pas le souvenir de parfaits inconnus. Nombreux furent ceux qui donnèrent leurs patronymes à une rue dans laquelle ils résidaient ou qui fut ouverte sur des terrains leur appartenant. Telles les rues Renière et Denise, simple féminisation des noms de familles des propriétaires Renier et Denis de Saint-Savin.

La palme de l’originalité revient au sieur Gérard Nauville, notaire à Bordeaux au XVIIIe siècle et propriétaire d’une petite seigneurie foncière. Aux rues tracées sur ses terres, il attribua son propre patronyme, le nom de jeune fille de son épouse (Sullivan), ainsi que les prénoms de ses enfants (Christine et Séraphin). Ce privilège dévolu aux bâtisseurs de voies neuves resta en vigueur jusqu’au début du XXe siècle.

Il fallut attendre le XVIIe siècle pour inaugurer une tradition nouvelle, celle de rendre hommage à des personnages historiques vivants ou morts grâce aux noms de rues. La Révolution s’attacha à faire disparaître les vocables religieux et aristocratiques au profit des « grands hommes », à savoir des célébrités locales (gens de lettres, artistes, médecins…) qui se distinguèrent par l’exemplarité de leur vie ou par un unique trait de dévouement. Une habitude que les édiles du XXe siècle ont conservée. C’est ainsi qu’un square fut nommé en 1986 d’après le brave Pierre Bernadas, président du comité de pétanque de la Gironde, dans son quartier de La Bastide.

Inévitablement, Bordeaux égrène en lettres blanches sur fond bleu sa litanie de révolutions (cours du XXX-Juillet), de défaites de la guerre de 1870 (rue de Nuits) et de victoires de la Première Guerre mondiale (cours de la Marne). Les héros de la Résistance, de façon collective ou individuelle, furent particulièrement célébrés au cours du mandat de Jacques Chaban-Delmas, maire de Bordeaux pendant 48 ans et compagnon de la Libération : places des Martyrs-de-la-Résistance, de la Ferme-de-Richemont ; rues du Père-Louis-de-Jabrun, du Docteur-Albert-Barraud…
Cette reconnaissance publique met en lumière les limites du devoir de mémoire : le souvenir de ces valeureux résistants est-il toujours aussi vivace ?

Curiosités, énigmes et cocasseries

Il en est un qui n’est pas près de s’éteindre, celui de Charles-Louis de Secondat, baron de Montesquieu. Écrivain et philosophe du siècle des Lumières, il fut aussi président à mortier du parlement de Bordeaux. L’auteur des Lettres persanes figure parmi les Bordelais les plus honorés, puisqu’une rue porte son nom — fort à propos — dans le quartier des Grands Hommes. Mais les hommes trépassent, tandis que les œuvres restent… D’où la rue Esprit-des-Lois, en hommage au chef-d’œuvre de Montesquieu ! D’après Robert Coustet, auteur du Nouveau viographe de Bordeaux, « cette rue est, semble-t-il, la seule en France à porter le titre d’une œuvre littéraire. »

Les amateurs de bande dessinée se consoleront sur l’esplanade du… Professeur-Tournesol, inaugurée en 2010 au pied de Cap Sciences, centre dédié à la culture scientifique. Grâce à la proposition de l’association Les Pélicans noirs, entérinée par le conseil municipal, les tintinophiles de Bordeaux disposent — enfin — d’un point de ralliement digne de ce nom.

D’autres dénominations cocasses émaillent plaisamment l’histoire des rues de Bordeaux. La rue des Truies fut rebaptisée rue Mauriac en 1829 (rien à voir avec l’écrivain, donc) à la demande de riverains parmi lesquels figuraient la veuve Goret, ainsi que MM. Jean Bonneau, Porcheret et Grouin.

La Révolution glorifia les vertus d’un autre produit de consommation courante : le tabac (actuelle rue Créon), apprécié des sans-culottes fumeurs de pipe. Par ailleurs, cette période fit montre d’une inventivité sans limites en substituant des appellations civiques ou patriotiques aux vocables hérités de l’Ancien Régime : rue J’Adore-l’Égalité (rue Montbazon), rue du Français-Libre (rue Louis-de-Foix), etc.

Quelques noms encore sont aussi poétiques que leur origine est incertaine : rue de la Belle-Étoile, rue du Temps-Passé… En revanche, certaines lacunes semblent dénuées de toute explication rationnelle. Aucune mention du Prince noir, fils aîné du roi d’Angleterre Édouard III, qui fit pourtant de Bordeaux la capitale du duché d’Aquitaine. Et pas la moindre allusion à sa progéniture, le roi très shakespearien Richard II, pourtant né à Bordeaux.

La proportion de noms de femmes relève de l’infinitésimal, situation récurrente dans les villes françaises, alors que la quantité de rues aux références végétales ou animales dépasse l’entendement — en particulier dans le quartier de Caudéran.

Depuis le rattachement de cette ancienne commune autonome à la ville de Bordeaux, en 1965, les doublons tendent à disparaître. Une règle prévaut : entre deux rues homonymes, celle qui compte le plus d’adresses postales conserve son nom. Cela dit, il reste toujours deux places des Martyrs-de-la-Résistance. Et beaucoup trop de voies portant des noms de familles ayant participé à la traite négrière au XVIIIe siècle selon l’association Mémoires et partages, qui participa à la campagne « Rebaptisez les rues de négriers ! ». Un combat resté jusqu’ici lettre morte, la municipalité ayant décidé, sauf en cas de doublon, de ne plus débaptiser les voies anciennes.

Comme le constatait déjà l’historien Camille Jullian en 1923, déplorant la raréfaction des noms liés à la topographie : « Adieu les bons vieux noms qui appartenaient à la rue et à qui elle appartenait : la rue n’est plus, au moins du fait de son nom, qu’un instrument de la vie publique, un agent politique. »

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