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Hercule de Bordeaux au musée d’Aquitaine

Hercule de Bordeaux au musée d’Aquitaine

« Vous voyez cette dissymétrie dans la représentation des fesses ? C’est ce qu’on appelle un chiasme. » Notre guide nous encourage à adopter un point de vue inédit sur la statue de l’ Hercule de Bordeaux conservée au musée d’Aquitaine : appuyées contre la cimaise la plus proche, qui nous empêche de faire face aux fesses, nous tendons le cou pour saisir toute la beauté du postérieur mythologique. Regards gourmands, sourires espiègles, gloussements timides.

Il faut dire que le thème de la visite, les fesses dans l’art, se prête davantage à ce genre de réactions qu’à une concentration solennelle. Qu’importe, c’est là tout le piquant de la chose. Mais au fur et à mesure que notre amitié se développait sur Facebook, j’ai appris qu’Hercule n’est pas qu’un joli derrière ! Bien que la statue ait été étudiée sous toutes les coutures, elle n’en reste pas moins insaisissable à bien des égards

Hercule sauvé des égouts

L’Hercule de Bordeaux fut découvert en 1832 dans un égout d’une maison à l’entrée de l’impasse Saint-Pierre, près de l’église et de l’enceinte gallo-romaine. La mise au jour de cette effigie en bronze grandeur nature, l’un des rares grands bronzes romains conservés en France, n’eut pourtant aucun retentissement dans la presse généraliste ou scientifique de l’époque. Pourquoi le conservateur du dépôt des Antiques de la ville de Bordeaux, François Vatar de Jouannet, ne rendit-il pas immédiatement publiques les circonstances de la trouvaille ?


Pourtant, son intérêt pour l’antique Burdigala n’avait d’égal que sa rigueur sur le plan archéologique. Anne Ziéglé (1), conservatrice des collections antiques du musée d’Aquitaine, a tenté d’éclaircir ce premier mystère. Dans une Notice sur l’Hercule en bronze du musée de Bordeaux publiée en 1874, Jean-Adolphe Labet, alors chargé du registre du dépôt des Antiques, insinuait que Jouannet avait été écarté de la découverte. « Soit qu’il en ait été informé trop tard, ou empêché d’une façon ou d’une autre ».

Néanmoins, Jouannet parvint à faire acheter la statue à la municipalité l’année même de sa découverte pour la somme de 500 F. Un prix modéré compte tenu de l’état du bronze, brisé en une vingtaine de morceaux. Lorsque Labet entreprit la première tentative de remontage, les fragments, à l’abandon, patientaient dans un salle basse de l’ancien dépôt des Antiques. Ce dernier était installé au sein de l’hôtel légué par l’homme de lettres Jean-Jacques Bel à l’Académie de Bordeaux, dans la rue qui porte aujourd’hui son nom. Or la jambe droite, la moitié de la jambe gauche, la plupart des doigts et les accessoires qu’Hercule tenait en mains ne furent pas retrouvés en 1832.

Labet ne présenta enfin un assemblage provisoire qu’en 1865, à l’occasion de l’exposition de la Société philomathique de Bordeaux. Le statuaire municipal, Dominique Maggesi, fut sollicité afin de modeler quelques éléments destinés à assurer la solidité de l’ensemble. Fleuron de l’exposition, Hercule fit l’admiration de quelque 300 000 visiteurs pendant quatre mois. Labet réitéra sa demande d’achever le remontage auprès des administrations municipales durant au moins une décennie. La ville de Bordeaux lui donna satisfaction en 1878 : le temps de l’Exposition universelle, l’Hercule fut prêté pour une présentation d’art ancien au palais du Trocadéro, à Paris.

Hercule déboulonné, Hercule brisé

La fonction de la statue n’était pas clairement établie à l’ouverture de l’Exposition universelle. Des fouilles menées en 1880 place Saint-Pierre, à proximité du lieu de sa découverte, permirent de mettre en évidence l’embouchure du port de Burdigala. En effet, à l’époque gallo-romaine, le port pénétrait assez profondément à l’intérieur de la ville : il formait une langue d’eau de part et d’autre de l’actuelle rue de la Devise, du nom de la rivière Devèze qui traversait la ville d’ouest en est avant de se jeter dans la Garonne. Le port s’ouvrait sur le fleuve grâce à un système en chicane ménagé dans l’épaisse muraille du castrum, protégé par deux tours permettant de contrôler l’arrivée des bateaux.

La statue marquait-elle l’entrée du port ? Certes Hercule était considéré par les Romains, entre autres attributions, comme le protecteur du commerce, des voyageurs et des navigateurs. Mais la hauteur totale de son effigie — estimée à 2 m — semble bien modeste au regard d’un tel usage. En outre, la proximité stylistique de la statue avec une tête de l’empereur Septime Sévère retrouvée à Leptis Magna, en Lybie, suggère une fonte de la fin du IIe ou du début du IIIe siècle après Jésus-Christ. Soit environ un siècle avant la construction du rempart gallo-romain !

Quant à l’état de l’Hercule lors sa découverte, il pourrait s’expliquer par la Constitution du 15 novembre 407 étendant à toutes les provinces de l’Empire romain l’ordre de déposer les statues païennes. Notre héros aurait pu être non seulement déboulonné, mais partiellement endommagé par les flammes et brisé. En revanche, le mystère demeure concernant le sort des morceaux toujours manquants. Il en reste cependant assez pour identifier l’un des principaux attributs d’Hercule : la peau du lion de Némée, dont il ne subsiste qu’un fragment, enroulée autour de l’avant-bras gauche et terminée par une des pattes pendantes du fauve.

Un héros grec prisé des empereurs romains

Fils de Zeus et d’une mortelle, Héraclès — appelé Hercule dans la mythologie romaine — est donc un demi-dieu. Zeus, une fois de plus infidèle envers son épouse Hera, l’engendra après avoir séduit Alcmène, descendante de Persée, en prenant l’apparence de son mari Amphitryon. Au bout de neuf mois, Hera, jalouse, fit promettre à Zeus que tout descendant de Persée qui naîtrait la nuit suivante aurait un immense pouvoir sur les hommes. La déesse hâta la naissance du petit Eurysthée avant qu’Alcmène ne donnât le jour à Héraclès. Ce fut donc Eurysthée qui devint l’un des seigneurs de l’Argolide à la place d’Héraclès.

Mais Hera, dont le courroux ne s’apaisa guère une fois le demi-dieu parvenu à l’âge adulte, le frappa d’une crise de démence : en proie à une colère aveugle, Héraclès massacra ses propres enfants. Désespéré d’avoir commis ces crimes involontaires, il chercha comment les expier. Sur les conseils de la Pythie, l’oracle de Delphes, Héraclès se rendit à Tyrinthe, chez Eurysthée, qui lui imposa une série de douze travaux. Si ces derniers, réputés irréalisables, étaient accomplis et si douze années étaient passées, Apollon et Athéna offriraient l’immortalité à Héraclès.

Pour son premier travail, Héraclès dut affronter le terrible lion qui semait la terreur dans les gorges de Némée, en Argolide. Une bête féroce, dévorant les habitants et leurs troupeaux, doté d’une peau qu’aucune arme ne pouvait entamer. Après avoir tiré une volée de flèches et tenté de transpercer l’animal avec son épée, Héraclès lui assèna un tel coup de massue que le lion battit en retraite vers sa tanière. Le demi-dieu se précipita à mains nues, le prit à la gorge et serra jusqu’à l’étouffer. Alors, avec les propres griffes de la bête, tranchantes comme des rasoirs, il entailla la peau et s’en revêtit comme d’une armure invincible pour affronter ses prochains combats.

Après avoir connu de nombreuses autres aventures, dont la conquête de la Toison d’or au côté de Jason et des Argonautes, Héraclès fut accueilli parmi les dieux de l’Olympe, accédant ainsi à l’immortalité. Hera, magnanime, lui donna en mariage sa fille Hébé, déesse de l’éternelle jeunesse.

À Rome, il fut principalement vénéré sous le nom d’Hercule vainqueur (Hercules Victor) pour sa capacité à triompher de tous les périls ; plusieurs temples lui étaient consacrés, ainsi que de nombreuses statues exécutées par les plus grands sculpteurs. En tant que figure divinisée du Triomphe et de la Victoire, il devint un symbole de puissance que les empereurs s’approprièrent jusque dans leurs portraits officiels.

Une œuvre exceptionnelle, mais encore mystérieuse

L’Hercule de Bordeaux fut fondu grâce à la technique de la cire perdue, connue depuis la plus haute Antiquité. Selon Anne Ziéglé, il est probable que la statue ait été coulée en Gaule, peut-être même à Bordeaux. Cependant, la plupart des caractéristiques stylistiques du héros sont héritées en droite ligne de la statuaire grecque.

Les inclusions, destinées à rehausser certaines parties de son corps, témoignent d’un souci de réalisme et d’esthétisme très poussé : cuivre rouge pour les mamelons, les aréoles et les lèvres. Ces dernières devaient être ourlées d’un filet d’argent, pratique déjà attestée chez les sculpteurs grecs. Quant aux yeux, ils étaient sans doute constitués de marbre ou d’ivoire pour le blanc et de pierres dures ou de pâte de verre coloré pour l’iris.

La chevelure et la barbe sont particulièrement élaborées : les boucles ont été creusées au foret puis incisées au burin. Elles contrastent puissamment avec le visage lisse, aux sourcils délicatement dessinés. Le pelage du lion présente de fines mèches ondulées comparables à la toison pubienne du héros.

En dépit de lacunes considérables, le mouvement de la tête et du torse demeure très nettement perceptible : il entraîne un basculement des hanches suggérant qu’Hercule devait s’appuyer sur sa jambe droite, aujourd’hui manquante. Par conséquent, la jambe gauche, dont il ne reste que la cuisse, devait être légèrement fléchie vers l’arrière, l’avant du pied touchant le sol.

Cette posture dynamique, appelée chiasme ou contrapposto, fut mise au point par les sculpteurs grecs du Ve siècle avant Jésus-Christ et perfectionnée au siècle suivant. Le rendu du mouvement et des muscles, particulièrement accentué, révèle l’influence du sculpteur grec Lysippe, premier à introduire à Rome le type dit de l’Hercule Farnèse. La plupart des effigies officielles datant de l’époque romaine, qu’elles soient politiques ou religieuses, adoptèrent ce type de pose.

À en juger par la position des bras, des mains et des doigts encore en place, Hercule devait tenir sa massue dans la main gauche, extrémité arrondie vers l’épaule, et une coupe d’ambroisie dans la main droite, symbole de son immortalité.

Toutefois, la statue est loin d’avoir livré tous ses secrets. Par qui et pour quel usage fut-elle commandée ? S’agit-il d’un portrait d’empereur sous les traits d’Hercule ? Pourquoi certains fragments manquent-ils toujours à l’appel ? Pour quelle raison la main droite a-t-elle été victime du feu ? Ces interrogations n’enlèvent rien à un Hercule d’une qualité exceptionnelle, qui fait à juste titre la fierté du musée d’Aquitaine.

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