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Odilon Redon, prince du fantastique

Odilon Redon, prince du fantastique

Après le Petit Palais à Paris, le musée des beaux-arts de Bordeaux accueille l’exposition Fantastique ! L’estampe visionnaire de Goya à Redon avec plus de 160 estampes issues des collections de la Bibliothèque nationale de France. Pour le centenaire de la mort de l’artiste bordelais Odilon Redon, présent dans l’exposition, je vous propose de revenir plus particulièrement sur son approche du genre fantastique, qu’il a développée dans l’atelier de son maître Rodolphe Bresdin.

Avertissement : les mots suivis d’un astérisque figurent dans le glossaire à la fin du dossier de presse de l’exposition.

Le fantastique, « fil noir » du XIXe siècle

La veine fantastique traverse tout le XIXe siècle dans le sillage des Caprices de Francisco de Goya publiés en 1799. Dans cette suite d’eaux-fortes*, l’artiste espagnol, mort à Bordeaux en 1828, dénonce les travers de son temps par le biais du songe et de l’absurde. L’estampe* et ses nombreuses techniques (gravure en taille douce*, gravure sur bois*, lithographie*…) sont le mode d’expression privilégié d’un véritable « romantisme noir », concept forgé par le critique littéraire italien Mario Praz. Par le décalage avec la réalité — mais non l’abolition de cette dernière — qu’il propose, le noir et blanc est pour les artistes autant un refuge qu’un miroir des inquiétudes de l’époque. De plus, l’estampe, en raison de sa qualité même de multiple, favorise la circulation des motifs entre artistes, parfois repris sur le mode caricatural ou grotesque. Une transmission assurée sur trois générations, d’Eugène Delacroix à Odilon Redon.

L’introduction de la lithographie dans les ateliers français vers 1815 permet aux artistes de la première génération romantique qui ne comptent pas parmi les graveurs de métier d’appréhender l’estampe. Dans Macbeth consultant les sorcières, Delacroix exploite avec maestria les possibilités plastiques de la manière noire lithographique* : les blancs de l’image sont obtenus par grattage ou abrasion d’une pierre lithographique préalablement recouverte d’encre noire. Ce traitement par éraflures sera utilisé à plusieurs reprises par Redon dans le dernier tiers du siècle.

Le fantastique investit également le livre illustré avec les fabuleuses métamorphoses de J.-J. Grandville, l’une des sources d’inspiration majeures du Bordelais.

Si la littérature fantastique nourrit l’estampe visionnaire, et s’en nourrit en retour, elle n’est pas le seul vivier de sujets pour les artistes romantiques. Les arts populaires de l’image, dont les spectacles d’optique appelés fantasmagories, stimulent largement leur imagination en leur offrant des thèmes susceptibles d’être réinterprétés. Le diable est l’un des poncifs de l’estampe populaire : les diablotins grotesques envahissent non seulement les suites lithographiées, mais aussi les prospectus publicitaires ou encore les abat-jour !

La naissance de l’école picturale réaliste vers le mitan du siècle réactive l’attrait des graveurs et des lithographes pour le fantastique. Isolés dans leur univers mental respectif, Charles Meryon et Rodolphe Bresdin s’ingénient à faire surgir l’irrationnel dans un cadre réel : les vues de Paris du premier et les paysages habités du second comptent parmi les visions les plus singulières de ce néo-romantisme des années 1860.

Illustrateur génial et prolifique, Gustave Doré est l’un des meilleurs représentants de ce courant grâce aux compositions dessinées pour L’Enfer de Dante, premier ouvrage de la bibliothèque idéale que l’artiste projette d’illustrer. Au sein de son œuvre de lithographe, La Rue de la Vieille-Lanterne ou Allégorie sur la mort de Gérard de Nerval est emblématique de cette oscillation entre réalité et fantastique propre à la deuxième génération romantique. Dans la partie inférieure de la composition, Doré évoque la mort du poète, retrouvé pendu au petit matin du 26 janvier 1855. La sinistre ruelle et la représentation morbide du cadavre sont rendues par la manière noire lithographique, telle qu’elle a été mise en œuvre par Delacroix. La partie supérieure symbolise l’ascension de l’âme du poète vers un paradis vaporeux peuplé de créatures féminines diaphanes.

L’ultime génération d’artistes marquée par le fantastique au XIXe siècle tente plus que jamais d’échapper au matérialisme bourgeois et à la rationalité à outrance. Alors que le groupe des impressionnistes inaugure sa quatrième exposition, Redon publie en 1879 sa première suite lithographiée intitulée précisément Dans le rêve. Un rêve en noir et blanc, avant les pastels et les huiles au chromatisme vibrant, qui porte le courant symboliste, incarné en peinture par Gustave Moreau, à son apogée.

La séduction du satanisme et de l’ésotérisme n’est pas étrangère au renouvellement de l’image du diable, désormais libérée des stéréotypes grotesques de la première période romantique. Dans la première planche des Sataniques, le peintre et graveur belge Félicien Rops offre une vision saisissante de Satan semant l’ivraie : coiffé d’un chapeau à larges bords, chaussé de sabots de paysan, un squelette géant, drapé dans une étoffe battue par le vent, enjambe la Seine en dispersant des corps féminins sur la ville.

En ces temps marqués par la montée en puissance des maladies vénériennes comme la terrible syphilis, il n’est pas rare de voir la femme associée au diable ou à la mort, y compris chez Redon le rêveur. Mais ce dialogue entre Éros et Thanatos — récurrent dans l’estampe fantastique de la fin du XIXe siècle — se déroule souvent dans un contexte plus prosaïque que chez le Bordelais. Tel ce bourgeois surpris par un squelette attifé comme une élégante, l’une des confrontations entre la Vie et la Mort imaginées par Marcel Roux dans l’album Danse macabre.

Les paysages habités de Rodolphe Bresdin

Dessinateur et graveur, Rodolphe Bresdin (1822-1885) mène une vie de bohème et de misère. Cet artiste aussi visionnaire que solitaire, admiré d’Hugo, Baudelaire, Huysmans ou Montesquiou, a inspiré l’écrivain Champfleury pour le héros de son roman Chien-Caillou paru en 1845. Il met en scène un pauvre graveur dont la solitude n’est rompue que par la seule compagnie d’un lapin. Terré dans un galetas sordide du Quartier latin, qui tient lieu à la fois de logement et d’atelier, Chien-Caillou produit des estampes achetées à vil prix par un vieux juif brocanteur, revendues à des amateurs comme pièces hollandaises du XVIIe siècle. La nouvelle de Champfleury rencontre un tel succès que Bresdin a été totalement assimilé à son double littéraire, signant parfois ses propres œuvres du sobriquet de Chien-Caillou.

À l’instar d’un Charles Meryon, Bresdin incarne le romantisme Second Empire. Tous deux ont en commun l’obsession des détails minutieux, qui sont autant le reflet de leur vie psychique que de leur personnalité intime. Durant son séjour à Toulouse, entre 1852 et 1861, les sujets macabres deviennent les principaux motifs du travail de Bresdin. Révélateurs de son goût pour l’art graphique des écoles du Nord — en particulier Albrecht Dürer et Rembrandt —, ils constituent également l’expression de son tempérament mélancolique. La figure de la Mort y apparaît pourtant de façon assez conventionnelle avec ces squelettes grimaçants, réminiscence des danses macabres du XVIe siècle.

Dans Le Bon Samaritain, grande lithographie exposée à la Société des amis des arts de Bordeaux, le sentiment du fantastique est lié non pas à la thématique macabre, mais au traitement du paysage, aux détails méticuleusement dessinés à la loupe. « C’est étrange, maladivement confus, ça ne trouve pas l’originalité que ça a cherchée, mais c’est un chef-d’œuvre de patience », résume l’écrivain Maxime Du Camp. Néanmoins, cette planche a été la plus diffusée du vivant de Bresdin.

Mais sa dernière eau-forte, Mon rêve, n’est ni hérissée d’arbres ni peuplée de squelettes goguenards : l’artiste y recréé sa cité idéale, accumulation invraisemblable de statues antiques, de palais vénitiens, de maisons médiévales et de cathédrales gothiques au bord d’un cours d’eau constellé d’embarcations à voiles ou à rames. Déjà exploité dans Le Port de pêche au clocher pointu, Bresdin reprend le thème de la ville fantastique pour dire son refus d’une urbanisation dans laquelle il ne se reconnaît pas. Son incapacité à s’établir durablement où que ce soit aussi.

Seul ou accompagné de sa nombreuse famille, changeant constamment de domicile le plus souvent pour des questions d’argent, il habite à plusieurs reprises à Paris, Toulouse et Bordeaux ; il effectue même un voyage au Canada dans les années 1870. Sur le terrain du rêve, « l’inextricable graveur » a au moins trouvé un complice en la personne de son élève Odilon Redon.

Les noirs d’Odilon Redon

Après un passage désastreux dans l’atelier de Jean-Léon Gérôme, le jeune Odilon (1840-1916) rencontre Bresdin à Bordeaux, qui l’initie à la gravure et à la lithographie à partir de 1865. Même si Redon n’a été que peu influencé par le style de son maître, il n’a cessé de lui vouer une profonde admiration. En témoigne sa première eau-forte, Le Gué, humblement signée « O. Redon, élève de Bresdin ». La technique, la composition fouillée, les petits personnages écrasés par une nature immense sont, en effet, autant d’hommages à l’univers plastique de Bresdin, mais le traitement des montagnes atteste déjà d’un style propre à Redon.

Ce contemporain des impressionnistes — il est né la même année que Claude Monet — affirme encore davantage sa singularité en renonçant à la couleur et au réalisme jusqu’à l’aube du XXe siècle. Son premier album de lithographies d’inspiration fantastique, Dans le rêve, introduit la troisième génération romantique, celle qui se construit en réaction à « l’édifice aux voûtes un peu basses de l’impressionnisme ».
Dans cette succession de dix planches transparaît la puissance de l’imagination de Redon, nourrie au spectacle de la lande médocaine et des légendes rurales de son enfance, ainsi que sa curiosité scientifique et ses influences picturales ou littéraires. Sensible à la théorie de l’évolution de Charles Darwin, il l’est également à l’infiniment petit que le botaniste bordelais Armand Clavaud lui a appris à regarder. Les emprunts aux graveurs des générations précédentes ne manquent pas : Delacroix et bien entendu Goya.

Au même titre que Les Caprices, Les Désastres de la guerre de Goya figurent au panthéon des artistes adeptes du fantastique. La quatrième suite lithographiée de Redon, publiée en 1885, porte d’ailleurs le titre éloquent d’Hommage à Goya. Pourtant, le regardeur serait bien en peine d’y déceler une quelconque référence stylistique au maître espagnol : dans La Fleur du marécage, c’est bien l’esprit de Grandville qui domine !

Si le fantastique de Redon s’attarde souvent dans les contrées éthérées du rêve, il n’est pas dépourvu de morbidité pour autant. Dans la troisième planche de l’album À Gustave Flaubert, la Mort surgit sous les traits d’une créature hybride : corps féminin à tête de mort et queue de serpent. Le sujet et l’intensité des noirs ont subjugué Stéphane Mallarmé : « Vous agitez dans nos silences le plumage du Rêve et de la Nuit. », confie-t-il à Redon dans une lettre. Comme chez Bresdin, l’influence des danses macabres s’exprime ponctuellement sous la forme d’un squelette grimaçant.

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