Le mystère Herman van der Hem

Le mystère Herman van der Hem

Le jeune hollandais Herman van der Hem (1619-1649) passa onze années de sa courte vie à Bordeaux et dans le Bordelais. Dessinateur habile, on lui doit la seule source iconographique complète sur la capitale de la Guyenne au XVIIe siècle. Une documentation d’autant plus précieuse qu’elle représente notamment des édifices majeurs aujourd’hui disparus, comme le château Trompette. Mais la rareté des renseignements biographiques sur l’auteur de ces dessins — qui n’est connu par aucun (auto)portrait — ont incité l’historienne Emmanuelle Démont et l’historien de l’art Marc Favreau à tenter de lever un coin du voile…

Où est Herman ?

Depuis la publication en 1904 d’une quarantaine de ses dessins dans les Archives historiques de la Gironde, Herman van der Hem reste une personnalité énigmatique, nimbée de zones d’ombre. Outre l’absence presque totale de documents d’archives le concernant, les dessins identifiés à ce jour sont conservés hors de Bordeaux : à la Bibliothèque nationale d’Autriche, la Bibliothèque nationale de France et au musée royal de Copenhague. L’intérêt relativement récent pour le Grand Siècle bordelais explique aussi que le catalogue raisonné des dessins de Van der Hem (1) n’ait été publié qu’en 2006.

Les deux chercheurs ont étudié 139 dessins ou croquis de Bordeaux et sa région ; quelques-uns portent une légende permettant d’esquisser une chronologie entre le 5 février 1638 (premier dessin) et le 2 juin 1649 (décès de Van der Hem). La majorité des œuvres du Hollandais se trouvent à la Bibliothèque nationale d’Autriche ; elles font partie d’un ensemble exceptionnel connu sous le nom d’Atlas Blaeu. Il s’agit d’une compilation de vues et de cartes géographiques voulue à l’origine par Joan Blaeu, cartographe de la Compagnie des Indes orientales. Puis Laurens van der Hem, frère cadet d’Herman, continua à étoffer la collection dans les années 1640-1650 en acquérant des documents aux enchères ou en sollicitant des artistes dont il finançait les voyages à travers le monde.

Les atlas connurent à cette époque un très vif succès à Amsterdam, la ville natale d’Herman, car ils répondaient à la curiosité d’un public assoiffé de connaissances. Vendus en librairie ou réalisés à la demande de riches commanditaires, ces ouvrages à visée encyclopédique contribuèrent à faire des Pays-Bas le centre européen de la cartographie.

À partir de 1660, Laurens commença à classer par pays et par continents les 2 100 pièces (cartes, dessins, estampes) destinées à son atlas. Mais il laissa cette entreprise inachevée : à sa mort, 29 volumes sur 43 étaient somptueusement reliés de cuir. Les vues d’Aquitaine exécutées par Herman — soit 80 dessins — furent regroupées dans le cinquième volume. La fille de Laurens, Agatha, conserva l’atlas jusqu’à son décès en 1730, époque à laquelle il fut acheté par le prince François-Eugène de Savoie-Carignan à un libraire de La Haye. Il fit relier les derniers feuillets volants, portant à 50 le nombre de volumes. Après la disparition du prince, l’Atlas Blaeu fut finalement vendu par sa nièce à la Bibliothèque de la cour de Vienne contre une rente annuelle.

Le fonds français, acquis par le cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale en 1895, se compose de 56 dessins provenant de la collection de l’architecte Gabriel Hippolyte Destailleurs. Parmi les 14 in-folio, certaines feuilles sont vraisemblablement des croquis préparatoires aux dessins de Vienne. Le neuvième volume, consacré aux vues du Sud-Ouest, contient quelques lignes rédigées par le père d’Herman. Les modalités d’acquisition des dessins par Destailleurs étant inconnues, cette inscription sous-entendrait l’existence d’un second ensemble de dessins constitué par le père et démantelé par l’architecte au moment de la constitution des volumes.

Quant au musée royal de Copenhague, il ne compte que 3 dessins d’Herman. Longtemps tenus pour l’œuvre d’un peintre mulhousien, ils furent réattribués à Van der Hem par l’historien de l’art Jacques Thuillier en 1971.

Bordeaux, une métropole du XVIIe siècle

Le séjour du Hollandais à Bordeaux coïncidait avec les dernières années du règne de Louis XIII et le début de la régence d’Anne d’Autriche. La France traversait alors une période d’instabilité marquée par la guerre de Trente Ans (1618-1648) non seulement contre l’Espagne au nord et au sud, mais contre le Saint Empire à l’est. L’effort fiscal induit par ce conflit pesait considérablement sur la population française, dont les difficultés économiques s’aggravèrent dès les années 1630-1640. Aux crises de subsistance succédèrent les épidémies de peste dans la première moitié du siècle : la profonde misère des couches les plus modestes entraîna des soulèvements populaires, comme à Bordeaux en mai 1635. Cet état de rébellion demeura latent jusqu’à la Fronde de 1648, la plus grave crise intérieure française au XVIIe siècle, qui laissa derrière elle un pays ruiné.

À son arrivée à Bordeaux en 1638, Herman découvrit une ville bâtie sur la rive gauche de la Garonne, dans un méandre du fleuve d’où son surnom de port de la Lune. Elle était encore confinée dans sa longue enceinte médiévale, entourée de marécages, de bois et de vignes. Le port constituait déjà la principale ouverture de la cité sur le monde, mais la prestigieuse façade des quais et la place de la Bourse ne virent le jour qu’au siècle suivant.

Ville portuaire et marchande dès ses origines, Bordeaux tirait une grande part de sa richesse du commerce du vin : 60 000 tonneaux par an étaient exportés au début des années 1640. Le port connaissait une grande animation d’octobre à mai, période en dehors de laquelle l’activité était quasi nulle.

La bourgeoisie et la noblesse de robe se portaient acquéreurs de biens fonciers ou se faisaient construire d’imposants hôtels particuliers entre cour et jardin dans les paroisses de Puy-Paulin, Saint-Projet, Saint-Siméon ou Saint-Christoly. Les marchands, titulaires de charges municipales et d’offices, se concentraient dans les quartiers déjà très denses de Saint-Michel et Saint-Pierre, aux côtés des hommes de loi et des artisans. Le faubourg des Chartrons abritait des colonies hollandaises, juives espagnoles, anglaises ; il continua de s’étendre tout au long du XVIIe siècle.

La Grosse Cloche de l’hôtel de Ville symbolisait l’autorité municipale, la Jurade, dont le pouvoir s’amenuisait au profit des deux représentants du roi, l’intendant et le gouverneur. En effet, les maires qui se succédèrent durant le Grand Siècle ne purent empêcher ni la Fronde ni l’agrandissement du château Trompette voulu par Louis XIV.

En revanche, l’Église restait extrêmement puissante en ce XVIIe siècle à Bordeaux, considéré comme le bastion du catholicisme en Guyenne pendant les guerres de Religion. Sous les épiscopats de François de Sourdis et d’Henri de Béthune, la ville se couvrit en effet d’une vingtaine d’églises et de couvents.

La vie intellectuelle jouissait elle aussi d’une intense activité depuis la création du Collège de Guienne en 1553, où les fils de la noblesse de robe recevaient l’enseignement de grands professeurs étrangers. L’imprimerie de Simon Millanges, sise rue Saint-James, contribua à la diffusion de l’humanisme bordelais en Aquitaine.

Van der Hem à Bordeaux, artiste ou espion ?

En avril 1566, la révolte des Pays-Bas contre l’Espagne et Philippe II mit fin à quinze ans d’occupation des troupes espagnoles et de contributions fiscales écrasantes pour financer la guerre contre la France. De violents soulèvements dans les régions méridionales (Valenciennes, Cambrai, Anvers…) furent réprimés par le duc d’Albe et son « conseil des Troubles » : des milliers d’émeutiers furent condamnés à mort, dont deux chefs de la résistance. Après deux ans de trêve, l’insurrection reprit de plus belle en mars 1572 sous la conduite de Guillaume Ier d’Orange-Nassau.

De nombreux Flamands s’exilèrent alors en France, car Henri IV encouragea les relations amicales avec les Pays-Bas au début de son règne et accorda de nombreux avantages aux protestants par la signature de l’édit de Nantes en 1598. Louis XIII et Richelieu appuyèrent à leur tour les revendications de la Hollande en instaurant la liberté réciproque du commerce. Toutefois, l’implication grandissante des marchands et des financiers hollandais dans l’économie française conduisit à la publication d’une ordonnance royale exigeant le départ des Hollandais établis dans le royaume. La révocation de l’édit de Nantes, en octobre 1685, porta un coup d’arrêt à l’immigration nordique en France.

L’origine de la colonie nordique à Bordeaux remontait à la seconde moitié du XVe siècle, le marché hollandais ayant offert de nouveaux débouchés aux vins de Bordeaux après la fin de la guerre de Cent Ans et la chute des importations anglaises. Marchands et artisans s’installèrent aux Chartrons ou dans les quartiers de la Rousselle et du Chapeau-Rouge pour les plus riches d’entre eux. Quelques familles obtinrent la naturalisation et le rang de bourgeois, mais les charges de juges et de consuls de la Bourse étaient inaccessibles aux protestants. De plus, malgré les dispositions prévues par l’édit de Nantes, la communauté protestante ne fut pas autorisée à installer un temple intra-muros.

En dépit de ces obstacles, la colonie prit son essor à partir de 1630 grâce à son expertise dans l’assèchement des marais et le négoce du vin. Les négociants stockaient et mélangeaient les petits vins pour les améliorer dans leurs chais des Chartrons ; ils favorisaient également la production de vins blancs liquoreux afin de les transformer en eau-de-vie. À ces habitants fixes s’ajoutait une population fluctuante de marins, capitaines de navires en escale, artistes, étudiants…

Si la vie quotidienne de ses compatriotes à Bordeaux est bien connue, les indications biographiques sur Van der Hem sont très minces… Seule la dédicace en latin rédigée par Laurens à la mémoire de son frère dans l’Atlas Blaeu permet de borner son existence : né le 21 mai 1619 à Amsterdam, Herman décéda prématurément le 2 juin 1649 à Bordeaux. Il était issu d’une riche famille de négociants catholiques amstellodamois anoblis en 1618. D’après les légendes de ses dessins, il semblait maîtriser aussi bien le français que le latin. Ses qualités de dessinateur et de topographe révèlent une formation commune aux enfants des milieux cultivés.

À dix-neuf ans, Van der Hem quitta son pays natal pour Bordeaux où la présence de ses compatriotes lui offrait un asile sûr. Néanmoins, il ne représenta plus aucune vue de la ville dès septembre 1642. En dehors de la capitale de la Guyenne, les vallées fluviales et l’estuaire de la Gironde constituaient les thèmes de prédilection d’Herman. Certains dessins s’apparentent même à de véritables relevés topographiques : relief des rives, villages, villes fortifiées et ruines y sont reproduits avec un soin extrême.

« N’oublions pas que la guerre de son temps est d’abord une guerre de sièges de villes dont les fortifications obsèdent les stratèges et coûtent tellement cher aux corps de ville », rappelle l’historienne Anne-Marie Cocula dans la préface du catalogue raisonné. « Enfin, souvenons-nous que la ville et le port de Bordeaux restent sous la menace constante de raids ennemis venus de la haute mer : la grande porte océane de l’estuaire de la Gironde, la ‘rivière de Bordeaux’, est bien la source de sa prospérité mais aussi de sa vulnérabilité. […] Les Hollandais de Bordeaux le savaient mieux que quiconque », conclut-elle.

Le Hollandais élaborait ses paysages en deux temps. Il réalisait d’abord un petit croquis préparatoire au crayon noir, à la plume et à l’encre noire. Puis il utilisait la plume et l’encre noire ou brune — parfois des lavis, des rehauts d’aquarelle — pour le dessin définitif. Le sujet principal était exécuté d’après le motif avant l’ajout de l’animation du premier plan. Des groupes de personnages qui confèrent une impression de naturel, pourtant purement conventionnelle, telle cette diseuse de bonne aventure bernant un flâneur au pied des remparts de Bordeaux.

Les motifs des vues panoramiques se concentrent dans le tiers inférieur, tandis que le ciel occupe l’espace restant. À l’inverse, les représentations monumentales se développent sur toute la feuille, bien qu’isolées du contexte urbain. L’éloignement est suggéré soit par la taille décroissante des édifices et des éléments du paysage, soit par l’allégement du crayon ou de la sanguine.

Pour les dessinateurs du XVIIe siècle, les représentations de villes étaient encore très symboliques : elles visaient à traduire, quoique de façon sommaire, le caractère unique des cités en faisant abstraction de leur environnement naturel. Les principaux monuments étaient reconnaissables à leurs particularités architecturales, comme flèches et clochers, mais sans correspondance d’échelle. La vue de Bordeaux dressée par Élie Vinet dans son Discours sur l’antiquité de Bourdeaux et de Bourg (1565) s’inscrivait dans cette tradition.

Par son souci de l’échelle, de la perspective et des détails, Herman van der Hem est considéré comme le précurseur de nombreuses vues de Bordeaux aux XVIIIe et XIXe siècles, en particulier celles du port exécutées par Joseph Vernet et Pierre Lacour.

Cependant, les onze années que le Hollandais passa en Gironde n’ont laissé aucune trace dans les registres paroissiaux ou les minutes notariales. Quelles furent les raisons d’un séjour aussi long ? Représentait-il les intérêts commerciaux de sa famille à Bordeaux ? Agissait-il en espion qui répond à une commande officieuse ? Dans quelles circonstances trouva-t-il la mort à l’âge de trente ans ? Malgré les travaux novateurs d’Emmanuelle Démont, ces questions restent pour l’heure sans réponse…

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