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Bordeaux… un jour ! Les utopies de Cyprien Alfred-Duprat

Bordeaux… un jour ! Les utopies de Cyprien Alfred-Duprat

Jusqu’au 9 novembre, le musée des Arts décoratifs et du Design de Bordeaux (MADD) rend hommage à l’un des architectes bordelais les plus visionnaires du début du XXe siècle : Cyprien Alfred-Duprat (1876-1933). Urbaniste audacieux et utopiste, il imagina un plan d’ensemble de Bordeaux jusqu’en… 2029 ! Un plan digne d’une cité moderne qui aurait fait la part belle aux voitures sans négliger les piétons, ni n’aurait bâti à tout va en omettant les respirations que constituent les espaces verts. Même si aucune des propositions d’Alfred-Duprat ne fut réalisée de son vivant, les maires et les architectes de Bordeaux au XXe siècle en ont repris un nombre non négligeable à leur compte.

Cyprien Alfred-Duprat fut formé par son père, lui-même architecte, avec lequel il collabora à la réalisation de bâtiments scolaires et d’hôtels particuliers en bordure du Parc bordelais. La carrière de Cyprien, elle aussi, mêla constamment réalisations publiques et commandes privées, avec une audace inégale dans une ville très rétive aux « boursouflures » de l’Art nouveau. L’originalité de son travail résidait principalement dans l’introduction de matériaux et d’effets décoratifs alors peu usités à Bordeaux : l’alliance de la brique et de la pierre (parfois à l’état de moellons), le choix du béton armé pour la clinique chirurgicale (1925-1928), la profusion d’ornements de la maison cantonale du quartier de la Bastide (1915-1926).

Il sut ainsi habilement naviguer entre les courants architecturaux jusqu’à la fin de sa carrière — hôtels particuliers néo-Louis XVI, grands magasins Art déco, aéroport de Style international —, à tel point que son éclectisme devint une marque de fabrique.

Doté d’un esprit vif, excellent aquarelliste et sportif accompli, Alfred-Duprat fut également un architecte de papier : il ne cessa de bâtir en dessin une ville dédiée à « la beauté de la vitesse » chère aux futuristes, améliorant sans trêve d’innombrables études aquarellées d’une facture très séduisante. Élaborés dans leur grande majorité entre 1907 et 1929, les projets d’urbanisme présentés au MADD furent publiés à l’aube des années 1930 dans l’ouvrage intitulé Bordeaux… un jour ! Le jour en question n’est pas advenu exactement comme Cyprien l’espérait ; du moins est-il permis de penser que rien n’est perdu.

Une ville (d’abord) repensée pour la voiture

Ses propositions concernent pour la plupart l’un de ses domaines de prédilection : la circulation automobile. Membre fondateur de l’Automobile club bordelais, il pressent logiquement l’augmentation exponentielle du trafic et les nécessaires bouleversements qui l’accompagne. Croisements fluidifiés par des ronds-points, nouvelle signalisation combinant écriteaux et voyants lumineux… rien n’échappe à la hauteur de vue de notre homme. Pas même le confort des spectateurs du Grand Théâtre : une rampe permet aux voitures de déposer leurs passagers directement au niveau du péristyle.

Les projets d’extensions, de modernisation et d’embellissements dessinent donc une ville nouvelle avant tout adaptée au « torrentueux et affolant vertige » du « flot des véhicules automoteurs ». Et dire que seules 12 voitures étaient en circulation en Gironde en 1892, dont 5 à Bordeaux ! Mais afin d’éviter les effets désastreux d’un urbanisme par à-coups, Alfred-Duprat n’omet pas de prendre en compte les villes avoisinantes — notamment Caudéran, qui fait aujourd’hui partie intégrante de Bordeaux. De larges voies traversantes, percées sans vergogne dans les quartiers anciens, conduisent à des voies circulaires facilitant elles-mêmes l’accès aux communes limitrophes.

Toujours plus vite, toujours plus direct : tel pourrait être le mot d’ordre d’un Cyprien partagé entre son admiration pour le patrimoine monumental du XVIIIe siècle et sa capacité à faire table rase du passé. À titre d’exemple, il envisage tout bonnement de débarrasser la place des Salinières (actuelle place Bir-Hakeim) de la porte de Bourgogne, qu’il juge « sans caractère », pour remodeler plus commodément les accès au pont de Pierre.

Tourner autour du pot, voilà qui ne ressemble pas à notre homme ! La pièce maîtresse de ce nouveau réseau urbain se nomme pourtant le « Grand Rond », un boulevard circulaire intérieur planté d’arbres dans sa partie centrale. L’ellipse grandiose de 50 m de large dessert de nouveaux équipements publics conçus comme autant de centres névralgiques : une gare centrale et un hôtel Terminus dans le quartier Mériadeck, un nouvel hôtel préfectoral. La cathédrale Saint-André, le palais Rohan et la porte Dijeaux (déplacée pour l’occasion sur la place Gambetta) sont les seuls monuments anciens préservés par cette saignée brutale.

La complémentarité des modes de transport est également au cœur de la réflexion de l’architecte. Le tramway, alimenté par fil électrique aérien, sillonne le centre-ville et la banlieue en empruntant des ponts à travée mobile jetés à travers la Garonne ou le Grand Rond. Ce dernier est censé faciliter l’accès à l’aéroport de Mérignac (construit par Alfred-Duprat à partir de 1929). L’une de ses trouvailles les plus ingénieuses — dédiée cette fois aux piétons — tient dans un dessin non localisé, mais reproduit dans Bordeaux… un jour ! Il s’agit de trottoirs suspendus à la hauteur du premier étage des immeubles du cours de l’Intendance : la chaussée est ainsi entièrement livrée aux automobiles, sans que le flâneur ne risque « le fatal écrasement ».

Un urbanisme dans l’air du temps… mais précurseur

En dépit de son manque d’égards pour les quartiers anciens qu’il éventre de grandes percées, Cyprien Alfred-Duprat ne peut être considéré comme un urbaniste aussi radical que Tony Garnier ou Le Corbusier. Il tempère bien souvent ses audaces en créant promenades et jardins, jusque sur les toits des hangars-docks (1917) qu’il projette de construire en plein cœur du port de la Lune. Ce n’est qu’en 1925 que le Port autonome de Bordeaux entreprend la construction d’une série de hangars modernes le long des quais, dont l’accès est dès lors interdit au grand public par de hautes grilles. Il faudra attendre la fin des années 1990 et la destruction d’une grande partie des hangars pour que la municipalité rende les bords de la Garonne à la déambulation piétonnière. L’aménagement des quais par l’architecte-paysagiste Michel Corajoud en 2009 a largement contribué à la réappropriation des quais par les Bordelais.

L’idéal d’Alfred-Duprat reste « la ville bourgeoise du XIXe siècle, aérée, verdoyante et fleurie, monumentale, ornée de statues, moderne par ses décors mais restructurée pour s’adapter à la vitesse », résume l’historien de l’art bordelais Robert Coustet. « En fait, peu des solutions proposées sont novatrices », poursuit-il : l’architecte adapte au contexte local les percées haussmanniennes ; le Grand Rond trouve son modèle dans le Ring de Vienne.

Trop d’espaces verts, pas de logement social : le projet global est, en outre, jugé ruineux par le maire socialiste de l’époque, Adrien Marquet. En revanche, quelques solutions ingénieuses seront reprises à leur compte par Jacques Chaban-Delmas et Alain Juppé. Citons par exemple les parkings collectifs aménagés aux entrées de Bordeaux pour permettre aux automobilistes de circuler dans le centre-ville en transports en commun. Ils préfigurent en effet les « parcs relais » instaurés lors du retour du tramway dans l’agglomération bordelaise à partir de 2003.

Cyprien Alfred-Duprat incarne l’utopie tournée vers le progrès des Années folles, tout en prisant le raffinement d’une ville de la Belle Époque. Fasciné par l’aéronautique, il observe « le dédale de Bordeaux » d’en haut, y projette ses rêves. Des rêves où les bolides roulent en trombe.

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