Le musée des moulages de Bordeaux , une collection méconnue
Inauguré en 1886, le musée d’archéologie de Bordeaux fut créé à l’intention des étudiants de la faculté de lettres flambant neuve. Ses collections étaient principalement constituées de photographies, ainsi que d’objets issus de fouilles archéologiques et de moulages d’œuvres antiques. Par le choix des moulages commandés, cet ensemble de 500 pièces reflète la conception de l’enseignement de l’archéologie prônée par les pouvoirs publics aux XIXe et XXe siècles. Mais les aléas de l’histoire confèrent aujourd’hui à ce musée disparu un intérêt patrimonial indéniable, alors même qu’il n’est plus accessible ni aux étudiants ni au grand public.
L’enseignement par l’image
Lorsque Peccadille a publié un article sur la collection de moulages de l’université Lyon 2, une photographie ancienne m’est revenue en mémoire. Elle montrait un amoncellement de moulages d’œuvres antiques dans un espace relativement restreint, qui profitait cependant d’un bel éclairage zénithal.
Ledit cliché fut pris en 1886 par le photographe nantais Alphonse Terpereau, peu de temps après l’achèvement de la nouvelle faculté de lettres de Bordeaux. Aujourd’hui occupé par le musée d’Aquitaine, ce bâtiment témoigne de la volonté de l’État et de la municipalité de rénover un enseignement supérieur jusque-là fréquenté par une majorité d’auditeurs oisifs et fortunés.
Le profond traumatisme engendré par la défaite de 1870 incita les pouvoirs publics à entreprendre une réforme des universités inspirée du modèle… allemand. L’ambition française était double. D’une part, développer les centres universitaires régionaux ; d’autre part, encourager l’approche scientifique dans tous les domaines de recherche — y compris ceux relevant des « sciences humaines ». La création de chaires d’archéologie dans les facultés de lettres fut l’une des nouveautés amenées par cette réforme, alors que la discipline était déjà enseignée dans la quasi-totalité des universités outre-Rhin.
Des missions d’étude en Allemagne mandatées par le ministère de l’Instruction publique permirent d’y étudier en détail le système d’enseignement universitaire. Maxime Collignon, alors professeur d’antiquités grecques et latines à la faculté de lettres de Bordeaux, fut chargé de dresser un état des lieux de l’enseignement archéologique et des collections de moulages appartenant aux universités allemandes. Ses observations forgèrent une conviction qui fit des émules par la suite : les collections matérielles (œuvres originales, moulages, empreintes et photographies) sont indissociables des études archéologiques dans un cadre universitaire.
En moins de vingt ans, les principales universités françaises se dotèrent de leurs propres musées archéologiques, dont les collections de moulages étaient l’un des piliers : Bordeaux (1886), Montpellier (1890), Paris (1893)… Ce nouvel outil fournit aux étudiants bordelais une véritable illustration en trois dimensions des cours magistraux, dispensés par des membres de l’École française d’Athènes.
Une certaine image de l’enseignement
Les premières reproductions destinées à la faculté de lettres furent acquises dès 1877. Ce n’est qu’avec la construction des nouveaux bâtiments du cours Pasteur que ces quelques pièces donnèrent naissance à un véritable musée.
Pierre Paris, premier maître de conférences en archéologie grecque à Bordeaux, fut nommé responsable de l’aménagement du musée d’archéologie et de son enrichissement. À l’ouverture, le musée comptait déjà 350 moulages acquis grâce à un financement du ministère de l’Instruction publique. Puis les découvertes archéologiques contribuèrent à l’accroissement de la collection. Ainsi le moulage de l’Aurige de Delphes, offert par le directeur de l’École française d’Athènes, entra au musée dès 1897, l’année suivant sa découverte.
Le choix des acquisitions est révélateur pour une large part du goût qui domina l’enseignement de l’archéologie au XIXe siècle. En sa qualité d’ancien membre de l’École française d’Athènes, Pierre Paris s’attacha à initier un remarquable ensemble d’art grec (sculptures en ronde-bosse et fragments de décors architecturaux). Les moulages d’œuvres de la période classique sont les plus nombreux avec plus de 150 pièces des grands maîtres des Ve et IVe siècles av. J.-C : Polyclète, Praxitèle, Lysippe… De fait, la plupart des cours d’archéologie dispensés à la faculté de lettres jusqu’au milieu du XXe siècle portèrent sur l’art grec. L’art romain, en revanche, était considéré comme le prolongement de l’art grec : il est donc peu présent dans la collection.
Face au risque de voir fleurir les mêmes collections de moulages aux quatre coins de la France, le ministère de l’Instruction publique encouragea leur diversification à la fin du XIXe siècle. L’originalité du musée d’archéologie de Bordeaux réside dans ses reproductions d’œuvres ibériques, dont Pierre Paris fut le commanditaire. En effet, il mena régulièrement des fouilles en Espagne à partir de 1895, mais ses découvertes ne furent que très brièvement diffusées par son enseignement bordelais
Malgré ses lacunes, la collection de moulages fut rapidement confrontée à l’exiguïté des locaux, qui conduisit parfois Pierre Paris à commander des moulages partiels. Le manque de place interdisait aussi toute présentation méthodique (chronologique ou stylistique) ou esthétique. En outre, le transfert de la faculté de lettres vers le nouveau campus de Pessac/Talence à la fin des années 1960 acheva de couper les moulages de leur public initial. Ils furent déposés au musée d’Aquitaine, qui ouvrit dans l’ancienne faculté de lettres en 1987.
Si ces faiblesses ont effectivement entraîné l’abandon du musée archéologique, étaient-elles à ce point insurmontables ? Les diapositives, puis les images numériques ont balayé les attraits didactiques des moulages. Mais que vaut une mauvaise diapositive, floue ou décolorée par un usage intensif, face à un excellent moulage ? J’ignore dans quelles conditions sont formés les étudiants en archéologie de nos jours ; toujours est-il que les piètres illustrations étaient encore légion il y a seulement dix ans.
Un bon moulage vaut mille mots
On aura beau juger sévèrement les moulages de la faculté de lettres — dépassés, poussiéreux —, il n’en reste pas moins que leur intérêt est double. D’une part, ils sont toujours à même de remplir leur fonction première : apporter un complément, sinon une illustration, aux cours magistraux. Pouvoir tourner autour de l’Hercule Farnèse, en apprécier la tension des muscles, les proportions justement restituées, et sans avoir à se rendre à Naples !
D’autre part, comme le souligne Peccadille dans son article sur les moulages de Lyon 2, ces reproductions deviennent parfois la seule représentation d’une œuvre détruite, restaurée ou dérestaurée. Pour ne citer qu’un exemple, prenons le cas d’une plaque de la frise des Panathénées, au Parthénon. Elle fut rapportée endommagée en Angleterre par Lord Elgin au début du XIXe siècle. Or un moulage de la plaque encore intacte parvint en France dès 1787, qui fut ensuite diffusé par les ateliers du Louvre.