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Sur les pas de… Stendhal à Bordeaux

Sur les pas de… Stendhal à Bordeaux

Auteur à la réputation confidentielle de son vivant, Stendhal (1783-1842), de son vrai nom Henri Beyle, est passé à la postérité en tant que romancier. Or les écrits de voyages, qui représentent le quart de sa production, étaient connus de ses contemporains — dont Goethe.
Subjugué dans sa jeunesse par les merveilles de l’Italie, sa seconde patrie, le natif de Grenoble a effectué un voyage en France en 1838 afin d’échapper à ses obligations professionnelles. Il en a résulté un journal rédigé sur le vif, précieux témoignage de la vie à Bordeaux dans tous ses aspects. Le tout assaisonné de critiques acerbes sur l’architecture des monuments publics !

D’un « trou abominable » à « la plus belle ville de France » : Stendhal sur la route

Un homme « fort tourmenté de besoin de locomotion » : c’est ainsi que Prosper Mérimée définit son ami Stendhal. En effet, le voyage n’est pas seulement pour ce dernier un moyen de transport physique, mais un désir impérieux ainsi qu’une occasion d’écrire.
Stendhal quitte sa ville natale de Grenoble dès l’âge de dix-sept ans afin de suivre ses études à Paris. Puis, contraint par une partie de sa famille d’entrer au ministère de la Guerre alors qu’il se rêve auteur de comédies, il découvre Milan en mai 1800, « fou de bonheur et de joie », au cours de la Campagne d’Italie.

Le désastre de la Campagne de Russie a raison de son émerveillement : la perte du manuscrit auquel il travaillait, le froid glacial, la faim, la fatigue le laissent « dans un état de froideur parfait ».  La chute de l’Empire le privant de son emploi, Stendhal peut enfin se consacrer à une carrière de biographe, d’essayiste et de journaliste, avant de publier son premier roman, Armance, en 1827.

Nommé consul de Civitavecchia, près de Rome, en 1831, Stendhal se sent peu à peu gagné par l’aigreur inhérente à une profession ennuyeuse dans un « trou abominable ». L’exaltation, la saveur des charmes de Rome, Naples ou Bologne se sont dissipées au soleil des amours déçues…
En mai 1836, à cinquante-trois ans, en proie à la goutte et à l’ennui (un mal autrement plus difficile à soigner), l’auteur du Rouge et le Noir quitte l’Italie pour un congé de trois ans obtenu grâce à la protection du comte de Molé, ministre des Affaires étrangères du roi Louis-Philippe. Pendant deux ans, il voyage à travers la France (un territoire qui lui paraît d’abord « horriblement laid »), la Suisse, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique. Ce tour d’Europe lui inspire les Mémoires d’un touriste (1838) suivis de la Chartreuse de Parme (1839), le dernier des trois romans parus de son vivant.

Les récits issus de ses pérégrinations françaises demeurent moins connus que les journaux de voyages d’Italie ; ils constituent pourtant un témoignage précieux sur l’état de la France, éclairé par un regard honnête. Stendhal y aborde tous les sujets (société, politique, histoire), sans se départir de son regard de critique d’art : il consigne au jour le jour les émotions provoquées en lui par la puissance des bâtiments, comme il l’a fait vingt ans auparavant après sa visite de la basilique Santa Croce à Florence.

Si Stendhal apprécie le confort des agglomérations françaises de plus de 50 000 habitants, les sujets d’irritation ne manquent pas : la poussière, la chaleur, le vent, les puces… Grincheux et narquois, il fait régulièrement état de son aversion pour la religion, l’aristocratie et la mauvaise peinture. Calepin en main, notre voyageur misanthrope retrouve tout de même de son ingénuité et de sa fraîcheur d’antan. Il trouve Béziers « fort joli », Perpignan lui « plaît infiniment ». Bordeaux épuise sa réserve de formules laudatives : « sans contredit, la plus belle ville de France ».

Un grincheux dans la ville

Ah ! Bordeaux, « où l’on ne songe qu’à bien vivre » ! Ses fiacres propres, « bien mieux tenus qu’à Paris » ! Ses cochers polis ! Le séjour a pourtant mal commencé. Parti de Paris le 8 mars 1838 à 16 h 45, Stendhal n’entre dans Bordeaux que le 11 mars à 4 h 15 — soit un trajet de 2 jours 11 heures et 30 minutes (#MerciLaLGV). En raison de la fatigue, l’écrivain manque le passage sur le pont de pierre, qu’il attendait avec impatience.

Il prend ensuite ses quartiers à l’hôtel de France, tenu par un certain M. Baron, rue Esprit-des-Lois. La seule rue de Bordeaux qu’il estime bien nommée, la plupart des rues étant affublées de « noms ridicules donnés par la flatterie ». Bien qu’exagéré, cet avis sur l’histoire des noms de rues à Bordeaux n’est pas dénué de justesse. En outre, Stendhal déplore que les noms des voies autour de la place des Quinconces ne rendent pas hommage aux députés girondins éliminés sous la Révolution.

Hélas ! Au chapitre du risible, Bordeaux présente des atouts non négligeables — surtout lorsque notre voyageur se livre au jeu des comparaisons avec l’Italie. La façade de l’église Saint-Bruno appartient « au genre italien ridicule » ; quant aux allées de Tourny, une statue de Michel-Ange permettrait de vivifier le goût des Bordelais par les « fureurs senties » du génie toscan.
Bien peu de monuments bordelais, toutes époques confondues, trouvent grâce aux yeux de ce fin connaisseur de l’art italien. Le palais Gallien, amphithéâtre gallo-romain construit fin Ier – début du IIe siècle, décroche la palme de la ruine antique la plus laide qu’il ait jamais vue. Même les vers d’Ausone, « rhéteur académique et imbécile », ne parviennent à modérer son propos, tout juste lui fournissent-ils « quelques idées vagues pour la description de Burdigala ».

L’amertume de Stendhal atteint son paroxysme le mardi 13 mars, jour funeste entre tous au cours duquel d’ignominieuses pensées sur le Grand-Théâtre passèrent à la postérité :

Ce théâtre, dont les Bordelais sont si fiers, ne vaut rien comme architecture. Douze colonnes corinthiennes grêles et malheureuses de leur position soutiennent un énorme entablement surchargé de douze statues ridicules. Dès qu’on s’éloigne un peu, on aperçoit un vilain toit, énorme et lourd. Sur les trois côtés qui ne sont pas occupés par les douze pauvres petites colonnes corinthiennes, règnent des pilastres d’une lourdeur incroyable. […]

Pour que les monuments construits par un architecte disent quelque chose à l’âme, il faut que lui-même ait de l’âme.

Eh bien M. Beyle, c’est votre style qui est d’une lourdeur incroyable ! Votre méthode de travail y est pour beaucoup : des notes prises au jour le jour, rarement remaniées, sans parler des emprunts à d’autres auteurs… J’ose espérer que vos nerfs, éprouvés par un long voyage, ne sont pas tout à fait étrangers à ce jugement hâtif. S’il ne portait que sur le chef-d’œuvre de Victor Louis en tant que tel…

Mais quel manque de tact d’avoir immortalisé les Bordelais en adorateurs stupides d’un théâtre « aussi laid que l’Odéon de Paris » ! Certes, votre œil ne vous a pas trahi : le Grand-Théâtre et l’Odéon ont été inaugurés à deux ans d’intervalle, dans les années 1780. Leurs façades respectives adoptent effectivement la formule du portique à colonnes, jusque-là inusitée pour la construction d’un théâtre.

Vous êtes également très prompt à dénigrer le lien de subordination entre Victor Louis et le maréchal de Richelieu, gouverneur de Guyenne ; votre plume reste étrangement muette quant à la subtile ingéniosité de l’architecte, tout préoccupé que vous êtes par l’harmonie visible de l’édifice. Le dispositif le plus admirable tient en deux mots : le clou. Selon un principe semblable au béton armé, Victor Louis a dissimulé une armature en fer dans les caissons du portique afin de relier fermement les colonnes et l’architrave au mur de la façade. Cette prouesse est appelée le « clou de Louis ».

Dès votre première soirée à Bordeaux, vous vous êtes rendu au théâtre afin d’écouter l’un des opéras du moment, la Juive de Fromental Halévy, car vous aimez à découvrir une ville ainsi. Le rôle-titre vous arrache de justesse un commentaire en demi-teinte : « principal rôle pas mal chanté par Mme Pouilley qui, à défaut de beauté, possède une belle voix point aigre ». (#StendhalAuTaquet)

« L’amour règne à Bordeaux »

La sévérité du critique d’art n’a d’égale en intensité que son observation de la gent féminine, en particulier le lundi 12 mars : « Ce qui frappe le plus le voyageur qui arrive de Paris, c’est la finesse des traits, et surtout la beauté des sourcils des femmes. » Le 23 mars, Stendhal réaffirme sa pensée en étendant son admiration aux fronts et aux mouvements gracieux des jeunes vendeuses de violettes : « jamais de ces figures chargées de chair, trop fréquentes à Paris, jamais de ces grosses pommettes séparées par un nez écrasé ». Rien de tel que la vue d’une charmante jeune femme pour ranimer la flamme de cet amoureux multirécidiviste, chantre de l’amour passion, pour qui le sentiment amoureux résulte d’un processus, d’une construction de l’imagination.

Au-delà de ces considérations esthétiques, l’écrivain se targue d’être le témoin attentif des mœurs des femmes des classes aisées. La plupart d’entre elles passent leurs journées dans un isolement quasi monacal, ne retrouvant leur mari qu’au moment des repas. Leur vie est régie par le qu’en-dira-t-on, qui interdit de trouver une échappatoire aux deux types d’amour opposés à la passion selon Stendhal : l’amour goût, sorte d’amitié tendre qui s’inscrit dans la durée, et l’amour vanité, dans lequel la femme joue en société le rôle de faire-valoir de son époux. Cette théorie explique pourquoi l’écrivain ne s’est jamais engagé sur la voie du mariage — bien qu’il ait connu les ravages de l’amour passion partout où il a voyagé, notamment en Italie.

En revanche, à Bordeaux, nombreux sont les hommes à entretenir une maîtresse avant et/ou pendant leur mariage — bien que celle-ci soit constamment à l’affût d’un parti plus généreux. Cependant, de rares femmes succombent à l’embrasement des grandes passions : « Chaque année une ou deux jolies femmes se font enlever au sortir de la messe. » C’est un fait, « l’amour règne à Bordeaux. »
Exposées dans son traité De l’amour (1822), les théories amoureuses de Stendhal sont particulièrement intéressantes en ce qu’elles proposent de comprendre le développement du sentiment amoureux chez les hommes (surtout) et les femmes (aussi). Stendhal se montre favorable à une éducation approfondie des jeunes femmes, car seules les plus intelligentes seraient capables de susciter l’amour passion. Les bénéfices d’une telle révolution pédagogique rejailliraient à la fois sur l’éducation des enfants, largement influencée par les femmes, et sur la relation conjugale.

Avide d’analyser et de vivre les étapes de la naissance de l’amour, Stendhal fixe à jamais, grâce à son journal de voyage, l’image idéale de la petite vendeuse de violettes aperçue place du Chapelet. Mais lui-même savait que « la beauté n’est que la promesse du bonheur »…

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