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Humeurs chroniques #3

Les « humeurs chroniques » du Bordographe : des articles à mi-chemin entre le billet d’humeur et la chronique des choses vues durant le mois écoulé. Au programme de ce numéro : pratiquer une activité physique tout en se cultivant, quelques vues stéréoscopiques et les nouvelles expositions à Bordeaux.

Le renouveau dans l’habitude

Dernier rendez-vous en date chez le médecin. La doctoresse qui me reçoit, une remplaçante, a la petite trentaine charmante et bien sculptée. Je viens seulement pour un renouvellement d’ordonnance, mais elle se met en devoir de contrôler mon état général — puisque nous nous rencontrons pour la première fois. Tout y passe : les yeux, les oreilles, la gorge, la tension artérielle, les poumons, l’abdomen. Et le pèse-personne. Le pèse-personne ! Moi qui ai banni l’usage de cet instrument sous mon toit depuis que l’antique balance à jauge de la famille a rendu l’âme, il y a déjà plusieurs lustres, j’y monte sans barguigner. Mais sans la joie primesautière de celui qui pressent que les chiffres seront à eux seuls une bonne nouvelle. Et pour cause : sans dévoiler ici le résultat des courses (avec virgule, s’il vous plaît), je dirai que j’ai la taille d’un jockey… la corpulence en moins. Ou en plus, c’est selon.

Toujours est-il que je suis ressortie du cabinet avec la susdite ordonnance, et un conseil non-écrit : « Pratiquez une activité physique ! C’est bon pour le cœur ! Mais pas besoin de s’inscrire dans une salle de sport, hein. » Encore heureux ! Soulever de la fonte à m’en faire sauter les vaisseaux oculaires ou suer sur un vélo au côté d’autrui dans une ambiance saturée de décibels, très peu pour moi. Alors, quelle « activité physique » choisir ?

Je travaille, entre autres employeurs, pour une association culturelle bordelaise, sise entre la place des Quinconces et le Jardin public. Plus près du Jardin public que des Quinconces en vérité. Eh bien, croyez-moi ou non, il ne m’est jamais venu à l’esprit de profiter de cet espace vert pour autre chose qu’un pique-nique à la belle saison ou la boîte à lire près de la rivière. Après quelques emplettes indispensables (t-shirt fluo, chaussettes fluo, baskets fluo), me voici totalement investie dans une occupation sanitaire approuvée par la Faculté et l’OMS.

Outre les bienfaits qu’une pratique régulière de la marche procure à l’organisme, force est de constater qu’elle libère considérablement les petites cellules grises en leur fournissant une nourriture inhabituelle : remarquer les mille et une curiosités végétales que recèle le jardin ; compatir en silence aux efforts déployés par tous ceux qui se sont dit « Demain, je me mets au sport ! » (et qui le regrette déjà) ; observer ce jeune homme frêle à la mine sérieuse lire un recueil de poésie ; se dire que, décidément, ce point de vue est le meilleur…

Ou encore rêver à l’âge d’or du parc, au temps où ses élégantes serres se tenaient à l’emplacement du bâtiment administratif actuel. Construites en 1859 par l’architecte municipal Charles Burguet, elles ont malheureusement été détruites dans les années 1930. Nous en avions parlé dans l’article consacré au patrimoine végétal du Jardin public de Bordeaux.

Bordeaux en stéréoscopie

Cette vue précieuse a été piochée dans la Stéréothèque, une base de données en ligne qui donne accès librement à près de 7 000 vues stéréoscopiques du monde entier — qu’elles soient issues de collections publiques ou privées. Mais qu’est-ce qu’une vue stéréoscopique ? Deux photographies de la même scène, semblables mais pas tout à fait identiques, sont présentées côte à côte sur un support cartonné pas plus grand qu’un livre de poche. L’intérêt de ces vues réside dans l’utilisation d’un dispositif appelé stéréoscope, dont le premier exemplaire fut inventé en 1838 : en effet, ses deux lentilles (une pour chaque œil) permettent de reproduire l’illusion du relief. Il s’agit en somme du plus ancien procédé de 3D connu.

Les vues de Bordeaux sont intéressantes à plus d’un titre. D’une part, comme nous venons de le voir, elles permettent de documenter les usagers sur des édifices qui ont aujourd’hui disparu. D’autre part, elles témoignent de l’engouement pour la stéréoscopie en tant que source d’instruction et de divertissement jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi j’ai sélectionné pour vous quatre images stéréoscopiques de Bordeaux, diffusées une par une sur les réseaux sociaux du Bordographe (Facebook et Instagram) chaque jeudi du mois de mai. Mais si vous n’êtes pas adepte de cette forme de communication, vous ne serez nullement lésé.e : je leur consacrerai un article sur le blog le mois prochain.

En réalité, le fonds de la Stéréothèque est encore plus riche que les images directement accessibles en ligne : plus de 10 000 seront numérisées à plus ou moins long terme par Archeovision et le Comité de liaison de l’Entre-deux-Mers (CLEM), les porteurs du projet. De plus, cette base de données est également une plateforme collaborative : chacun peut contribuer à son développement en signalant ses propres vues stéréoscopiques ou en indexant les images. Exemple concret : si vous tapez « indéterminé » dans la barre de recherche en haut de la page d’accueil, apparaîtront quelque 200 vues de villes ou de paysages à la localisation problématique. Yeux de lynx, à vos claviers !

Je remercie chaleureusement Lucie Blanchard, médiatrice culturelle au CLEM, pour m’avoir fait découvrir cette mine d’informations (et permis de manipuler une large gamme de stéréoscopes) !

Œuvres au noir

Mercredi 17 mai, j’étais invitée par le CAPC – musée d’art contemporain et le musée des beaux-arts de Bordeaux à découvrir en avant-première leurs nouvelles expositions au côté des médias locaux. L’après-midi a commencé par la visite de deux installations au CAPC : Estructuras resonantes, de l’artiste colombien Oscar Murillo et Linnæus in Tenebris de Naufus Ramírez-Figueroa. En raison d’un obscur « accident de planning », il ne m’a pas été possible d’assister à la totalité de la présentation de la première. Néanmoins, nous avons pu déambuler à loisir dans la seconde, disposée dans la majestueuse nef du musée.

Certains artistes invités à exposer dans cet espace ont été davantage enclins à en exploiter la hauteur, comme Leonor Antunes et son Plan flexible (2016). Le guatémaltèque Naufus Ramírez-Figueroa, au contraire, a joué de la superficie afin de placer ses sculptures de polystyrène à hauteur des yeux — voire au ras du sol.

Pour sa première exposition monographique en France, l’artiste s’est attaché à créer une exploitation agricole de science-fiction dans laquelle serait cultivée d’inquiétantes créatures hybrides, mi-humaines, mi-végétales : régimes de bananes pourvus de bras ou de jambes, femme-coco, gnome-fève de cacao… La pénombre de la nef n’est rompue que par la présence de néons blafards faisant office de lampes horticoles, et de projecteurs dont la lumière fluorescente révèlent des reflets paradoxalement séduisants.

Le titre de l’installation fait référence au naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778), qui jeta les bases de la nomenclature des espèces animales et végétales. Lui qui considérait que « la connaissance des choses périt par l’ignorance du nom », il serait bien en peine de nommer les monstres créés par Naufus Ramírez-Figueroa — dans le sillage du célèbre personnage littéraire de Mary Shelley, Victor Frankenstein.

La galerie des beaux-arts retrace quant à elle la carrière d’un « illustre inconnu » : Georges Dorignac, né à Bordeaux en 1879. Précocement doué, il intégra l’école des beaux-arts de Bordeaux dès l’âge de treize ans. En janvier 1899, il s’installa à Paris en tant qu’élève du peintre Léon Bonnat, qu’il quitta rapidement pour sillonner l’Espagne un an durant. De retour à Paris en 1902, il vécut sa période de maturité artistique à la cité d’artistes de la Ruche, dans le quartier Montparnasse, où il occupa deux ateliers des années 1910 jusqu’à sa mort prématurée, en 1925. Il participa pleinement à l’effervescence artistique de l’École de Paris, reçut les encouragements de Chaïm Soutine et Amedeo Modigliani (ses voisins à la Ruche), exposa à la galerie Durand-Ruel, ainsi que dans divers Salons.

En dépit des hommages qui lui furent rendus après sa disparition, Georges Dorignac tomba progressivement dans l’oubli, duquel il fut extirpé dans les années 1990 par des marchands et des collectionneurs. L’exposition Georges Dorignac. Le trait sculpté est la première rétrospective consacrée à l’artiste dans sa ville natale. L’occasion de découvrir notamment ses saisissants dessins à la sanguine ou au fusain représentant des têtes (parfois réduites à des masques), des nus féminins dans la veine d’Auguste Rodin et des travailleurs champêtres ou citadins.

Cette exposition fera l’objet d’un article à part entière, tant la manière de Dorignac, singulière et insaisissable, ne peut être brossée en quelques lignes. Portraits peints d’influence néo-impressionniste, cartons de tapisserie, de vitraux, de céramiques, de mosaïques, sculptures de son ami Charles Despiau… : Bordeaux répare son amnésie en y mettant les formes.

Tous mes remerciements à Pedro Jiménez Morrás, du CAPC, et à Dominique Beaufrère, du musée des beaux-arts, pour leur invitation. Découvrez ces visites d’exposition en photos sur la page Facebook du Bordographe !

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