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Humeurs chroniques #2

Les « humeurs chroniques » du Bordographe : des articles à mi-chemin entre le billet d’humeur et la chronique des choses vues durant le mois écoulé.

Un canapé sur la tête de la statue de Jacques Chaban-Delmas à Bordeaux. Cela ressemble à un cadavre exquis, voire au titre d’un article du Gorafi. S’agit-il d’une performance artistique nocturne destinée à interroger notre rapport à la figure tutélaire de cet homme célèbre, énième expression dans l’espace public du fonctionnement phallocratique de notre société ? Ce geste, dont le ou les auteurs demeurent inconnus, tire sa force des interprétations polysémiques qui en découlent.

Loin du verbiage qui farcit nombre de communiqués de presse relatifs à des expositions d’art contemporain, le Frac Aquitaine a mis en ligne trois vidéos afin de réfléchir aux préjugés suscités par l’art de la seconde moitié du XXe siècle. Le résultat est diablement convaincant, car il mêle habilement des pièces appartenant aux collections du Frac et des œuvres d’art ancien — exposées notamment au musée des beaux-arts de Bordeaux. Où je vous invite à me suivre pour un gros plan sur deux de ses œuvres majeures.

Cybèle et plus que centenaire

À l’occasion du centenaire de la disparition d’Auguste Rodin (1840-1917), le musée des beaux-arts de Bordeaux met en lumière une œuvre du sculpteur issue de ses collections : Cybèle (1904). Il s’agit d’un plâtre plus grand que nature représentant une femme assise, le tronc basculé en arrière, la jambe gauche légèrement surélevée, le bras droit replié vers l’épaule du même côté. La tête, le cou et l’avant-bras gauche sont absents.

Le titre de l’œuvre, attesté depuis 1914, fait référence à la divinité du Proche-Orient, importée en Grèce et à Rome, incarnant la puissance sauvage de la nature. Or la femme assise de Rodin n’a rien de commun avec l’iconographie traditionnelle de la déesse. Généralement montée sur un char tiré par des lions ou assise sur un trône, sa tête est surmontée de tours symbolisant les villes placées sous sa protection.

Ce plâtre témoigne de l’importance décisive du voyage en Italie effectué par Rodin en 1875. Il en rapporta de nombreuses études dessinées, qui constituèrent un répertoire de formes toute sa carrière durant. La position du bras droit de Cybèle dénote l’influence de Michel-Ange, dont Rodin étudia les œuvres exposées à Florence : parmi elles David (Galleria dell’Accademia) et l’allégorie de l’Aurore du tombeau de Laurent de Médicis (chapelle San Lorenzo).

La figure de la femme assise apparut pour la première fois dans l’œuvre de Rodin sur la Porte de l’Enfer, dans le groupe dit du Baiser en bas du montant droit. En 1879, le sous-secrétaire aux Beaux-Arts, Edmond Turquet, confia à Rodin l’exécution d’une porte monumentale destinée au futur musée des Arts décoratifs de Paris. La porte développe un thème que l’artiste choisit lui-même : la Divine Comédie de Dante. Malgré l’abandon du projet de musée en 1889, Rodin poursuivit ses recherches sur la porte jusqu’à sa mort — en tirant des figures réutilisées isolément.

Dès lors, le modèle de la femme assise fut repris de nombreuses fois en plâtre, en marbre, avec un mouvement de jambes inversé, seul ou associé à d’autres figures. Rodin exposa pour la première fois une étude de femme assise, agrandie et tronquée, au Salon de la société nationale des beaux-arts à Paris en 1905. Œuvre empreinte de la simplicité et de la vivacité de l’antique ou bien souffrant de son aspect inachevé : les critiques furent mitigées. Mais le succès l’attendait à Bordeaux. Lors du Salon de la société des amis des arts, la municipalité acquit le plâtre pour la somme de 500 F.

Cybèle compte ainsi parmi les rares sculptures de Rodin achetées de son vivant par un musée français. En outre, deux des praticiens de Rodin, Lucien et Gaston Schnegg, étaient originaires de Bordeaux ; ils furent l’âme d’un groupe de jeunes sculpteurs connu sous le nom de « la Bande à Schnegg ».

Un gentilhomme très connecté

Une autre œuvre du musée des beaux-arts de Bordeaux s’est retrouvée ce mois-ci sous le feu des projecteurs : le Portrait d’homme assis feuilletant un livre, par Lavinia Fontana (1552-1614), mis en scène dans un montage incitant les internautes à s’abonner à la lettre d’information culturelle municipale.

L’huile sur toile de Bordeaux est exceptionnelle à double titre, puisqu’il s’agit d’un des rares tableaux signés par une des rares femmes peintres de la Renaissance italienne conservés dans un musée français. Formée à Bologne par son père, le peintre Prospero Fontana, Lavinia fut suffisamment estimée en tant qu’artiste pour avoir l’insigne privilège de portraiturer le pape Grégoire XIII — bolonais lui aussi.

Elle épousa en 1577 le peintre Severo Zappi, qui ne l’empêcha nullement de pratiquer son art après leur mariage. Mieux, il assista Lavinia en peignant parfois le fond de ses tableaux, en recherchant des clients ou en s’occupant de l’intendance ainsi que des onze enfants de la famille (dont seulement trois atteignirent l’âge adulte). Aussi la renommée de son épouse continua-t-elle de croître. Le Portrait d’homme assis fut réalisé après son union avec Zappi, mais avant le départ du couple pour Rome, en 1600, comme l’atteste la signature sur le bras du fauteuil.

Le modèle, à l’identité toujours incertaine, est présenté comme un humaniste ou un lettré vêtu d’une élégante robe d’intérieur doublée de fourrure. Il est assis devant une table sur laquelle est disposée une nature morte en rapport avec des activités intellectuelles : un livre, dont il tourne les pages de la main gauche, un carnet, une plume, un encrier et un sablier. L’enfilade de portes à l’arrière-plan ouvre sur un cabinet (de curiosités ?) dans l’angle supérieur droit du tableau.

Les historiens de l’art s’accordent à reconnaître dans cette œuvre la synthèse de multiples influences régionales, en particulier celles de la peinture florentine (pour le hiératisme du modèle) et de la peinture nordique (en raison de la perspective de l’arrière-plan). De plus, à mon sens, la composition du portrait est à rapprocher d’un Autoportrait à l’épinette exécuté en 1577.

Lavinia Fontana se tient assise devant une épinette (un instrument de musique à cordes pincées et à clavier proche du clavecin), tandis qu’une servante en retrait s’apprête à lui présenter une partition. L’épinette ou le virginal furent souvent associés à la représentation de la femme, en particulier dans quelques autoportraits de femmes peintres au XVIe siècle.

Or les lignes de perspective de l’épinette convergent vers le chevalet placé dans la pièce représentée à l’arrière-plan. Lavinia Fontana allie ainsi les vertus d’une dame de qualité, vêtue avec raffinement et accomplie sur le plan intellectuel, à la promotion de son statut d’artiste — renforcé par l’inscription en haut à gauche de l’autoportrait (Lavinia, vierge, fille de Prospero Fontana, s’est peinte à l’aide d’un miroir en 1577).

Mais selon Martine Lacas, auteur de l’ouvrage Des femmes peintres, « si les talents musicaux de Marietta Robusti sont connus, voire davantage que son œuvre picturale, et ont été célébrés par ses contemporains, rien n’atteste d’un quelconque talent de Lavinia Fontana dans ce domaine d’expression artistique. » Une tête bien faite, en somme. Et sans canapé dessus.

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